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procédés, la médiocrité est tolérable ; un auteur qui sait son métier peut toujours amuser ; avec les procédés contraires, la demi-réussite est insupportable ; il faut assembler le drame comme Shakspeare, le roman comme Tolstoï, pour nous donner vraiment l’impression majestueuse du passage de la vie.

Guerre et Paix nous la donne ; donc le procès est jugé en sa faveur, le succès a décidé. En voyant ces camps, ces soldats, cette cour, ces salons qui se règlent sur la cour et n’ont guère changé depuis un demi-siècle, en voyant les cœurs des hommes qui ne changent jamais, je les reconnais, je m’écrie à chaque page : « Comme c’est cela ! » — Parmi tous les phénomènes sociaux, il en est un qui éveille plus particulièrement l’attention du romancier philosophe : c’est la guerre. Tolstoï est persécuté par ce mystère. Il va sans cesse du conseil des généraux au bivouac des soldats, interrogeant l’état moral de chacun, les raisons du commandement, celles de l’obéissance et du sacrifice. Dès le début du livre, par un artifice habile, il nous peint la physionomie de l’armée russe ; cette armée se tasse dans le désordre d’une retraite sur le pont de Braunau ; un des personnages du roman, pris dans la presse, regarde le défilé et, comme on dirait dans le métier, passe la revue de détail. Je ne sais de comparable à ce chapitre que l’admirable évocation du Camp de Wallenstein. Quand vient la première affaire, le premier coup de canon à mitraille, le premier soldat tombé, on attend depuis longtemps cette minute solennelle, on en a l’angoisse. Et les batailles impériales se déroulent au cours de ces volumes, Austerlitz, Friedland, Borodino. Oh ! ce ne sont pas ce que nous appelons des « tableaux de bataille. » Tolstoï parle de la guerre en homme qui l’a faite, il sait qu’on ne voit jamais une bataille ; souvent il suspend son récit pour prendre à partie M. Tbiers et railler doucement les agréables compositions de cet artiste. Sa méthode est celle inaugurée par Stendhal dans le Waterloo de la Chartreuse de Parme ; comme le jeune Fabrice del Dongo, le comte Bézouchof, égaré dans la redoute centrale de Borodino, cherche naïvement la bataille. Le soldat, l’officier, le général même que le romancier met en scène, ne voient jamais qu’un point du combat ; mais à la façon dont quelques hommes se battent, pensent, parlent et meurent sur ce point, nous devinons tout le reste de l’action et de quel côté penche la victoire. Quand Tolstoï veut nous donner une description d’ensemble, il la légitime par quelque artifice ; ainsi, dans l’affaire de Schöngraben, l’aide-de-camp qui porte un ordre tout le long des lignes engagées. Après cette même affaire, les chefs de corps font leurs rapports ; ces rapports racontent, non ce qui s’est passé, mais ce qui aurait dû se passer. Pourquoi ? « Le colonel avait tant désiré