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étrangères ; eh bien ! malgré tout, notre esprit systématique, unitaire, a peine à trouver du plaisir dans la confusion de ces grands ensembles ; nous jouissons pleinement d’Othello et de Roméo ; mais, en dehors de quelques lettrés, je suspecterai toujours la sincérité d’un Français qui dit admirer Richard III ou Henri VI. Trouvez donc un directeur de théâtre qui ose monter ces drames ! Ce sujet nous mènerait loin, à des méditations douloureuses. S’il est vrai que nous représentons dans le monde le principe de l’absolu et nos rivaux le principe du relatif, il faut reconnaître que la civilisation européenne, longtemps façonnée par nous sur le premier de ces principes, nous échappe lentement pour se pénétrer du second. L’esprit du XIXe siècle pourrait être défini un esprit de relation ; on trouve de toute antiquité, dans les spéculations des philosophes, le sentiment de la complexité de la vie, des êtres et des idées, et, par conséquent, de la relativité des phénomènes et des conceptions ; mais le siècle qui meurt a le premier généralisé ce sentiment et l’a traduit par des applications pratiques. L’esprit du passé, le nôtre, était net, à peu de frais, parce qu’il voyait un champ restreint ; l’esprit nouveau est trouble, parce qu’il voit toutes choses à travers l’immense univers ; il envahit les sciences, les littératures, l’âme et le corps politique des sociétés. Comme cet esprit n’est pas le nôtre, nous ne le communiquons plus, nous le suivons à la remorque, avec honneur et succès parfois, mais suivre n’est plus guider. Je livre ici, le cœur triste et désirant me tromper, l’observation qui résume pour moi un long commerce intellectuel avec l’étranger : les idées générales qui transforment l’Europe et notre propre pays ne sortent plus de l’âme française.

Revenons bien vite à Tolstoï. Le Slave enchérit encore sur ce goût naturel aux races du Nord pour les représentations de la vie multiples, aussi complètes que possible ; il y ajoute la confusion d’un esprit impatient de discipline et son désir instinctif d’étreindre l’illimité. De là ce fouillis de personnages, cette succession d’incidens banals, cette absence de ce que nous appelons l’action dramatique, toutes choses qui nous fatiguaient déjà dans les romans anglais, portées à leur comble dans les romans russes : elles rendent ces derniers illisibles pour beaucoup d’entre nous. Ignorance de l’art de composer, disons-nous. Non pas, répond le Russe et, avec lui, nos nouveaux réformateurs, mais besoin de reproduire la vie dans sa sincérité et sa complexité, la vie qui noie les individus dans son large courant, qui est une série d’évolutions et ne met jamais le point final. — La querelle est pendante ; sans vouloir la trancher, je crois qu’on peut convenir d’un point : avec nos vieux