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l’on traduisait ce récit, le public français s’y méprendrait sans doute, il croirait reconnaître l’œuvre d’un des jeunes romanciers qui lui enseignent aujourd’hui la vue désenchantée des choses ; on serait surpris d’apprendre que la reproduction simple et amère des réalités bourgeoises a été inventée en Russie il y a trente ans. Il semble que certaines doctrines philosophiques correspondent nécessairement à certaines formes littéraires : ainsi le pessimisme appelle en littérature et en art les procédés réalistes. Tolstoï a inauguré ces procédés, dès ses premiers essais, avec toute l’âpreté que nous leur connaissons chez nous. Je n’aurais que l’embarras du choix pour citer ; par exemple, dans Enfance, Adolescence, Jeunesse, la scène tragique de la mort de sa mère, et l’odeur du cadavre qui éloigne le fils du cercueil ; ou bien cette description de la chambre des bonnes, qui pourrait soutenir la comparaison avec des pages un moment achalandées dans la littérature naturaliste ; il ne manque à la ressemblance qu’une toute petite chose, la grossièreté appuyée : sous ce rapport Tolstoï est inférieur. Mais je devance des rapprochemens qui s’imposeront à moi plus tard ; je dois d’abord étudier les deux œuvres capitales de l’écrivain, celles où il a mis tous ses dons et toute sa pensée. Nous sommes parvenus à l’heure où ce talent, assez maladroitement dépensé jusque-là dans des ébauches et des compositions fragmentaires, va se ramasser dans un effort vraiment puissant.


II

Guerre et Paix, c’est le tableau de la société russe durant les grandes guerres napoléoniennes, de 1805 à 1815. — L’appellation de roman convient-elle bien à cette œuvre compliquée ? Je ne sais. L’interminable série d’épisodes, de portraits, de réflexions que l’auteur nous présente se déroule autour de quelques personnages fictifs ; mais le véritable héros de l’épopée, c’est la Russie dans sa lutte désespérée contre l’étranger. Les figures réelles, Alexandre, Napoléon, Koutouzof, Spéransky, tiennent presque autant de place que les figures imaginées ; le fil très simple et très lâche de l’action romanesque sert à rattacher des chapitres d’histoire, de politique, de philosophie, empilés pêle-mêle dans cette encyclopédie du monde russe. Essayez de concevoir les Misérables de Victor Hugo, repris en sous-œuvre par Dickens avec son travail de termite, puis fouillés à nouveau par la plume froide et curieuse de Stendhal, vous aurez peut-être une idée de l’ordonnance générale du livre, de cette alliance unique entre le grand souffle épique et les infiniment petits de l’analyse. Je me suis laissé dire que