Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 64.djvu/280

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

hache et regarde avec une curiosité hébétée comment le sang coule sous le banc de la tête fendue. Dans ce même état, un homme trouve quelque jouissance à se pencher sur le bord d’un précipice, et à penser : Si je me jetais la tête la première ? ou à appuyer sur son front un pistolet chargé, et à penser : Si je pressais la détente ? ou à dévisager quelque personnage considérable, entouré du respect de tous, et à penser : Si j’allais à lui et que je le prisse par le nez en lui disant : Eh ! mon bon, viens-tu ? »

Pur enfantillage, dira-t-on. Oui ; dans nos cerveaux mieux gouvernés, où ces larves de cauchemar n’arrivent presque jamais à la vie de l’action, mais pas dans les cerveaux russes, où ces coups de folie se continuent fréquemment par l’acte correspondant. Cet état a un nom intraduisible, l’otchaianié. Si vous consultez le dictionnaire, il vous donnera pour équivalent notre mot de désespoir ; mais le dictionnaire est un pauvre changeur, qui n’a jamais la monnaie exacte, et vous rend des pièces françaises contre les pièces étrangères, sans tenir compte de l’écart des valeurs. En réalité, pour traduire ce terme, il faudrait fondre ensemble des parties de vingt autres : désespoir, fatalisme, sauvagerie, ascétisme, que sais-je encore ? Un certain entrain triste et fou, l’entrain du conscrit ivre qui part en chantant, avec des larmes au fond des paupières. L’otchaïanié, c’est le sentiment, unique en sa racine, qui jette toutes ces jeunes filles, selon le hasard de l’instant, au suicide, à l’ambulance, au cloître, à la propagande, au meurtre, au désordre ; c’est lui qui conduit cet étudiant tranquille, parti pour tuer, et ce bohémien de postillon qui pousse sa troïka ventre à terre, la nuit, dans les fondrières, enivré d’aller très vite dans l’inconnu dangereux ; c’était peut-être le nom qu’il fallait donner à la maladie d’Hamlet, quand il transperçait de son épée le père de sa maîtresse, tout en débitant ses lazzi ; c’est la séduction et l’épouvante du pays de folie froide, où l’on ne veut de la vie que les extrêmes, où l’on sait tout supporter, excepté les sorts médiocres, où l’on aime mieux enfin s’anéantir que se modérer. Pauvre Russie ! c’est ton âme d’oiseau de mer, léger dans la tempête et chez lui sur l’abîme.. Le nihilisme et le pessimisme, — est-il besoin de deux mots, et l’un peut-il aller sans l’autre ? — inspirent à partir de cette époque toutes les productions de Tolstoï, les petites nouvelles par lesquelles il prélude à ses romans de longue haleine. Un de ces récits est intitulé : Bonheur de famille ; c’est l’étude de la dégradation de sentimens qui mène deux époux de l’amour à l’amitié. Le début est un peu long, un peu traînant ; mais à la fin, la vérité, la simplicité du tableau donnent une poignante impression de mélancolie, par la seule force de la vie reflétée, sans un incident romanesque. Si