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fabriques par la littérature européenne ; ceux-là retrouveront dans les Kosaks l’évocation surprenante de cet autre monde moral. Si Tolstoï a pu nous rendre ce monde visible, c’est qu’il nous le montre baignant dans la nature qui l’explique ; la légère idylle sert de prétexte à d’exactes et magnifiques descriptions du Caucase ; la steppe, la forêt, la montagne vivent comme leurs habitans ; leurs grandes voix couvrent et appuient les voix humaines, comme l’orchestre dirige la partie de chant dans un chœur. Plus tard, l’écrivain, acharné à fouiller les âmes, ne retrouvera jamais au même degré ce profond sentiment de la nature, ce débordement de panthéisme qui fait dire à Olénine : « Mon bonheur, c’est d’être avec la nature, de la voir, de lui parler ! »

Panthéisme et pessimisme, telles paraissent être au début les deux tendances maîtresses entre lesquelles oscille l’esprit de Tolstoï. Les Trois Morts, le fragment que j’ai traduit ici même[1], nous donnent le résumé de cette philosophie : le plus heureux, le meilleur, est celui qui pense le moins, qui meurt le plus simplement ; à ce titre, le paysan vaut mieux que le seigneur, l’arbre vaut mieux que le paysan, et la mort d’un chêne est pour la création une plus grande tristesse que la mort d’une vieille princesse. C’est le mot de Rousseau élargi : l’homme qui pense n’est pas seulement un animal dépravé, il est une plante enlaidie. Mais le panthéisme, c’est encore une tentative d’explication rationnelle du monde : le nihilisme va bientôt en faire justice. Le monstre a déjà dévoré tout l’intérieur de cette âme, sans qu’elle-même en ait bien conscience. Il est facile de s’en convaincre en lisant les notes intimes, rédigées entre 1851 et 1857, et réunies sous ce titre : Enfance, Adolescence, Jeunesse. C’est le journal de l’éveil d’une intelligence à la vie ; il nous livre tout le secret de la formation morale de Tolstoï. L’auteur essaie sur sa propre conscience cette analyse pénétrante, inexorable, qu’il promènera plus tard dans la société ; il se fait la main sur lui-même avant de la porter sur les autres. Curieux livre, long, insignifiant parfois ; Dickens est rapide à côté de l’écrivain russe ; en nous racontant le plus ordinaire des voyages de la campagne à Moscou, Tolstoï compte les tours de roue, ne nous fait pas grâce d’un passant, d’un poteau kilométrique. Mais cette observation maladive, fastidieuse quand elle s’attache aux menus faits, devient un instrument merveilleux quand elle s’applique à l’âme et s’appelle psychologie. Ce sont des projections de lumière sur le for intérieur, sans aucune faiblesse pour l’amour-propre ; l’homme se voit et se peint laid, avec toutes ses sottes vanités, ses ingratitudes, ses

  1. Voyez la Revue du 15 août 1882.