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I

Nous avons vu le roman de mœurs naître en Russie avec Tourguénef ; nous l’avons vu se porter du premier coup, et comme par une pente naturelle de l’esprit national, vers l’observation psychologique : peut-être serait-il plus juste de dire la contemplation, pour bien marquer la sérénité qui tempérait chez ce grand artiste la curiosité morale. Tourguénef, discipliné par l’éducation occidentale, ne s’écarte pas sensiblement des formes qui nous sont familières ; il compose ses récits suivant nos exigences : une action lente et simple, mais unique, le développement d’une passion ou d’un caractère ; il ne cherche dans son œuvre qu’une satisfaction d’art et ne prétend pas instituer une philosophie. En entrant dans cette œuvre, nous ne nous sentons pas perdus ; la maison nous est connue, ceux qui l’habitent vivent à notre manière, ils ne nous étonnent que par un accent étranger.

Tolstoï nous garde de bien autres surprises. Voici venir le Scythe, le vrai Scythe, qui va révolutionner toutes nos habitudes intellectuelles. Plus jeune que son prédécesseur de dix années à peine, il débute presque en même temps ; son premier grand roman est contemporain de Pères et Fils ; mais entre les deux écrivains, il y a un abîme. L’un se réclamait encore des traditions du passé et de la maîtrise européenne, il rapportait chez lui l’instrument de précision qu’il tenait de nous ; l’autre a rompu avec le passé, avec la servitude étrangère ; c’est la Russie nouvelle, précipitée dans les ténèbres à la recherche de ses voies, rétive aux avertissemens de notre goût, et souvent incompréhensible pour nous. Ne lui demandez pas de se borner, ce dont elle est le moins capable, de concentrer son application sur un point, de subordonner sa conception de la vie à une doctrine ; elle veut des représentations littéraires qui soient l’image du chaos moral où elle souffre : Tolstoï arrive pour les lui donner. Avant tout autre, plus que tout autre il est à la fois le traducteur et le propagateur de cet état de l’âme russe qu’on a appelé nihilisme. Chercher dans quelle mesure il l’a traduit, dans quelle mesure il l’a propagé, ce serait tourner dans le vieux cercle sans issue. L’écrivain remplit la double fonction du miroir, qui réfléchit la lumière et la renvoie décuplée d’intensité, brûlante, communiquant le feu. Dans la confession religieuse qu’il vient d’écrire, le romancier, devenu théologien, nous donne en cinq lignes toute l’histoire de son âme : « J’ai vécu dans ce monde cinquante-cinq ans ; à l’exception des quatorze ou quinze années de l’enfance, j’ai vécu trente-cinq ans nihiliste, au sens propre de ce mot ; non pas