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étonnement, l’étonnement en admiration, devant ce juge impassible, qui évoque à son tribunal toutes les manifestations de la vie et fait rendre à l’âme humaine tous ses secrets. Je me sentais entraîné au courant d’un fleuve tranquille, dont je ne trouvais pas le fond : c’était la vie qui passait, ballottant les cœurs des hommes, soudain mis à nu dans la vérité et la complexité de leurs mouvemens. — Je me raidis contre ce premier saisissement et je suspendis ma conclusion ; ceux-là comprendront mes doutes, qui ont jamais compati à l’angoisse du premier mouton choisi par Panurge, quand cet animal dut sauter à la mer avant ses compagnons. A de longs intervalles, je relus Guerre et Paix et les autres livres de Tolstoï ; l’impression ne faisait que grandir, j’étais de plus en plus asservi à la domination de ce talent : je ne dis pas de cet esprit, — on verra quelles graves réserves j’ai à faire. Je cherchais des points de comparaison pour rapetisser l’objet de mon étude ; c’est très humain, je crois, et chose d’instinct, en dépit de la raison qui nous enseigne à ne pas comparer. Je ne trouvais pas de points de comparaison. Le plus fâcheux, et ceci est un critérium très sûr, c’est qu’après avoir lu Tolstoï, la plupart des romans me paraissaient faibles, faux, en un mot m’ennuyaient.

Sur ces entrefaites on traduisit en français Guerre et Paix, à Pétersbourg, et un petit nombre d’exemplaires furent envoyés à Paris. Enfin, j’allais pouvoir m’éclairer, me reposer sur cet oreiller si doux, le jugement des autres. Je me mis en campagne, disant à mes amis : Avez-vous lu Baruch ? Les plus sincères se dérobèrent énergiquement devant ces trois gros volumes, d’aspect terrifiant, qui semblent une provocation aux gens affairés que nous sommes. On me répondit qu’un roman en trois volumes était bon pour l’habitant des steppes et retardait sur l’époque des diligences ; on eût pu l’achever quand on allait de Paris à Toulouse en huit jours ; aujourd’hui, on traverse la France en vingt-quatre heures, et le roman doit se hâter comme l’express dans lequel on le lit. Il n’y avait rien à objecter à ce raisonnement de chauffeur. Beaucoup d’autres avouèrent que ce livre leur semblait franchement ennuyeux.

Enfin quelques personnes partagèrent mon admiration. Tourguénef me raconta que Flaubert, parcourant la traduction peu de temps avant sa mort, s’écriait de sa voix tonnante, avec des trépignemens : « Mais c’est du Shakspeare cela ! c’est du Shakspeare ! » Des juges littéraires moins fameux, mais peut-être plus sûrs que Flaubert, déclarèrent l’œuvre hors de pair ; ce fut aussi l’avis, de quelques gens de goût dans la bonne compagnie. Un livre, comme un tableau, me sera toujours suspect s’il ne contente à la fois les hommes du métier, qui jugent par principes, et cette élite délicate