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en face de lui ! Toutes ses espérances étaient déçues et tous ses plans renversés du même coup. Au lieu d’un succès facile emporté par surprise, c’était une lutte sérieuse à soutenir. Rien ne l’assurait plus que la France, délivrée de ses propres inquiétudes, ne lui laisserait pas sur les bras (comme il l’avait toujours craint) l’embarras dont elle venait elle-même de se décharger. Naturellement enclin à la méfiance et prompt à avoir l’injure à la bouche, il vit tout de suite une trahison cachée dans ce qui n’était que le résultat fâcheux, mais assez explicable, d’une complication imprévue. Il n’hésita pas à exprimer assez clairement ses soupçons dans une lettre adressée à Louis XV lui-même, bien différente des flatteries dont il le comblait la veille, et où il ne prenait presque pas la peine de lui parler de la part qu’il avait prise à sa maladie et de lui faire compliment sur sa guérison. « Monsieur mon frère, lui disait-il, je viens d’apprendre avec la plus grande surprise du monde le passage du Rhin du prince Charles, heureusement exécuté. Je prie Votre Majesté de se ressouvenir des engagemens qu’elle a pris envers moi et de me décider dans un cas où je ne sais quel jugement porter de ce qui arrive. Je la prie de se souvenir de ce que je lui ai écrit à tant de reprises et de me dire elle-même ce que j’ai à attendre de la France, ou si je n’ai rien à attendre du tout. A peine me suis-je déterminé à tout faire pour la France que je me vois pris au dépourvu. Tout cela m’est bien sensible, mais je l’attribue à l’indisposition de Votre Majesté. » Une épître plus vive encore, adressée au maréchal de Schmettau, servait de commentaire à celle-ci… « Je ne sais, disait-il, ce que je dois penser d’un tel procédé du maréchal de Noailles, qui le couvre de honte et de confusion… Aussi veux-je que vous en fassiez des plaintes amères au roi de France. » Il l’engageait pourtant en terminant à ne pas trop aigrir le roi. « Mais, ajoutait-il, je regrette la disgrâce de Mme de Châteauroux[1]. »

Schmettau n’avait garde, on le pense bien, de tenir secrète et surtout d’atténuer l’expression d’une irritation qui s’exprimait dans de tels termes. Il jeta tout haut feu et flamme contre le maréchal de Noailles, en ajoutant ce que son maître ne voulait pas dire, mais n’était pas fâché qu’on devinât : c’est que les choses n’auraient pas pris ce tour fâcheux et suspect si on avait suivi, dans le choix du général envoyé pour diriger l’expédition du Rhin, l’avis de ceux qui connaissaient l’Allemagne. De telles paroles trouvaient à Metz plus d’un écho pour les redire et même pour les porter, malgré la distance, au camp jusqu’aux oreilles du maréchal de Noailles. Averti

  1. Frédéric à Louis XV et a Schmettau, 31 août 1744. — Pol Corr., t. II, p. 261, 262.