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L’ÉPOPÉE FRANÇAISE.

l’autre s’occupe d’une chanson de geste composée à la fin du XIIe siècle, c’est-à-dire à une époque où notre épopée approche de sa décadence. Ils sont donc, au début de leur travail, aussi loin que possible l’un de l’autre. Mais, comme chacun d’eux, son sujet traité, marche devant lui, il est naturel qu’ils finissent par se rencontrer. Ils arrivent à étudier ce moment critique, qu’on place d’ordinaire vers le milieu du XIe siècle, où la chanson de geste reçoit sa forme définitive, et tous les deux expliquent cette formation à leur manière. M. Rajna résout le problème en affirmant qu’elle a toujours existé ; il suppose que les Francs, dans les temps les plus reculés, possédaient des chants épiques qui n’ont eu qu’à se développer pour devenir des épopées véritables. Par là il se rattache à l’école de Wolf, qui fait de l’épopée une œuvre à peu près impersonnelle, la création d’un peuple entier plus que d’un homme. M. Meyer pense au contraire qu’elle n’échappe pas aux conditions ordinaires de la poésie. Il croit que toute œuvre suppose un auteur et que l’auteur de chansons de geste n’était pas une simple manœuvre qui se contentait de mettre en rimes ou en assonances ce que la tradition lui livrait. Il établit qu’il ne tenait pas son sujet d’une tradition orale et vivante qui se serait imposée à lui et aurait gêné son inspiration ; que, comme il le prenait d’ordinaire dans quelque obscure chronique de monastère ou dans des souvenirs à demi effacés, il ne se croyait pas tenu à respecter servilement la légende qui avait cours avant lui. « Elle était le prétexte plus tôt que la matière de ses chants[1]. » Aussi ne se faisait-il aucun scrupule de la changer à sa fantaisie et d’y ajouter ce qui lui plaisait. On peut dire, en un mot, qu’il méritait entièrement ce nom de trouvère, c’est-à-dire d’inventeur, que lui donnait le moyen âge. Voilà les deux opinions extrêmes entre lesquelles on peut choisir. Le problème est nettement posé, ce qui aidera sans doute à le résoudre. Il a, comme on voit, un côté général dont l’importance dépasse la littérature du moyen âge : en réalité, c’est la question homérique qui est de nouveau débattue à propos des chansons de geste.


Gaston Boissier.
  1. J’emprunte cette phrase à la préface de Raoul de Cambrai, chanson de geste qui vient d’être publiée par MM. Meyer et Longnon, dans la collection de la Société des anciens textes français.