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en possession de la faveur du public a besoin d’être rajeuni ou refait tous les cent ans. » Un autre poète, qui se trouvait être un homme de talent, ajouta des incidens nouveaux à l’œuvre de son prédécesseur et mit l’ensemble à la mode du jour. M. Meyer, en se fondant sur la Vie latine, a fort ingénieusement fait la part de chacun d’eux, et, ce qui confirme sa démonstration, c’est qu’il me semble que, dans le poème, tel que nous l’avons, les élémens anciens se distinguent des autres. L’œuvre du premier des deux auteurs me parait avoir un caractère plus grave, plus sévère et, si je puis ainsi parler, un air plus épique. On a remarqué depuis longtemps que les chansons de geste rappellent par certains côtés l’épopée antique, et l’on a même eu l’imprudence de prononcer à ce propos le nom d’Homère. Assurément ce n’est pas par les agrémens du style et la poésie de l’expression qu’elles font souvenir de l’Iliade et de l’Odyssée. Il faut avouer que ce genre de mérite leur est à peu près inconnu. On n’y trouve jamais ces richesses de comparaisons et de descriptions qui abondent chez les poètes classiques, et ils n’ont guère le sentiment des beautés de la nature. L’auteur de Girart, voulant dépeindre une matinée de printemps, ne trouve que ces mots à dire : « Le matin était clair et beau ; c’était en mai ; les oiseaux chantaient. » Il est pourtant beaucoup plus poète que les autres : M. Meyer l’a prouvé par quelques citations heureuses. Aux passages qu’il a réunis dans sa préface, on pourrait aisément en ajouter d’autres où se montrent quelques éclairs de poésie. Telle est cette peinture d’un début de bataille qui a grand air dans sa concision : « Ce fut un lundi, à l’aube du jour, au temps où les prés fleurissent et les bois se couvrent de feuilles. Charles fait sonner à la fois trente cors d’ivoire pour faire connaître aux barons qu’il pense à livrer une bataille rangée. L’ost se rassemble et se met en marche. Les vagues de la mer sont moins pressées que les enseignes que vous eussiez vues flotter au vent, etc. » Et un peu plus loin : « Tout ainsi que le faucon fait sa pointe, quand il se jette sur l’oiseau, tout de même les jouvenceaux se précipitent les uns sur les autres. » Et cette réflexion piquante, après le récit d’un exploit de Charles, qui, d’un coup d’épée, a fendu un chevalier en deux : « Ainsi chassait, ce jour-là, le roi dans la forêt de ses ennemis ! » Mais ces bonnes fortunes de style sont assez rares, et il faut reconnaître que, de ce côté, la comparaison de nos vieux poètes avec Homère ne peut être pour eux qu’une source d’humiliations. On n’a pas tort pourtant de prétendre que, par certains endroits, ils le rappellent. La lecture du Roland suffit pour nous en convaincre, et même dans Girart de Roussillon, il ne manque pas de passages qui réveillent en nous le souvenir des grands poèmes grecs. Les