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écrit dans une pensée politique ou nationale, s’il ne veut pas servir une cause et soutenir le Midi dans sa lutte contre le Nord, s’il ne paraît pas tenir à exalter outre mesure le roi Charles ou le comte Girart, s’il n’est pas de ces violens que charment les aventures hardies et qui ne résistent pas au plaisir de célébrer les grandes batailles, pourquoi s’est-il imaginé d’entreprendre un si long poème et quel était son dessein en le composant ? Je ne crois pas qu’il en eût d’autre que de faire une œuvre qui pût plaire à ceux qui devaient l’écouter. Nous voilà bien loin de l’idée qu’on voulait nous donner de cette poésie primitive, sorte d’écho inconscient de la foule, où l’art ne tient aucune place et qui se fait presque toute seule. Nous sommes en présence d’un poète qui sait très bien ce qu’il veut, qui choisit librement son sujet, et le traite à sa fantaisie. Ce qui prouve qu’il n’est pas d’une espèce particulière et ressemble fort à ceux d’aujourd’hui, c’est qu’il se préoccupe des goûts de son public. Nous venons de voir qu’il a fait quelquefois à son succès le sacrifice de ses préférences et que, par exemple, quoiqu’il aime la paix, il ne chante presque que la guerre[1]. Il compte bien que, par ce moyen, sa chanson réussira, puisqu’il annonce en la finissant au jongleur, qui doit la chanter, « qu’il en aura bonne paie en argent et en vêtemens. » Évidemment il songeait beaucoup à cette « bonne paie, » pendant qu’il composait son poème.

Cette conclusion, à laquelle la lecture de l’ouvrage me semble conduire, est aussi celle de M. Meyer, et il l’expose avec beaucoup de force dans sa préface. Après avoir étudié le poème tel que nous l’avons conservé, il essaie de remonter plus haut, jusqu’aux origines mêmes de la légende que le poète a racontée. Il établit que le comte Girart est un personnage historique, qui a vécu au IXe siècle, sous Charles le Chauve, et qui était surtout resté célèbre par les grandes fondations pieuses qu’il avait faites. Il montre ensuite que, dès le XIe siècle, il existait sur lui une chanson qu’on a rajeunie et renouvelée au XIIe. Cette première rédaction a été de bonne heure

  1. N’est-ce pas aussi pour plaire à ses auditeurs qu’il a mêlé à son récit quelques plaisanteries au sujet des gens d’église ? M. Meyer est tenté de croire que c’était un clerc. Il arrive en effet quelquefois que le ton du poème tourne au sermon, et l’on y trouve même des citations textuelles des livres saints. Cependant l’influence ecclésiastique ne s’y montre guère qu’à la fin, quand il est question des fondations de Girart. Dans le reste, l’auteur ne s’interdit pas toujours de parler légèrement des personnages de l’église. Il plaisante sans scrupule au sujet de la mort d’un évêque qui s’est malencontreusement mêlé à la bataille : « Boson lui fit voler le chef coupé au ras du buste ; puis il l’invita à chanter son Sœcula sœculorum. » Un peu plus loin, il raconte d’une manière très amusante l’ambassade d’un moine que Girart a dépêché au roi. Le roi est fort irrité ; il menace le pauvre ambassadeur d’un supplice auquel ses vœux devraient le rendre plus indifférent qu’un autre. A chaque menace du roi, l’auteur, qui s’égaie de la frayeur du malheureux, répète comme un refrain : « Et le moine, quand il entend ces mots, voudrait bien s’en aller ! »