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assez riches pour la payer. Le peuple n’y figure que par les railleries qu’on lui prodigue. Le comte Girart, poursuivi de près par le roi, et ne sachant comment se défendre dans son château, manque un jour tout à fait de prudence. « Il eut une idée folle, dit le poète, ce fut de faire occuper les murs par ses bourgeois. Il les pria de veiller comme s’il y allait de leur vie. — Et si Charles vient vous assaillir, jetez pierres et rochers avec telle violence que vous le fassiez reculer loin en arrière ! — Ils se soucient bien de ses recommandations ! Dieu les maudisse ! Dès qu’il fut éloigné, ils les oublièrent. Qui a gentille femme, va jouer avec elle ; qui n’en a pas, va trouver sa mie. Tous, par le château, vont se coucher ; vous n’auriez entendu parler ni sonner mot, ni sentinelle jouer de la flûte, ni cor retentir… Les bourgeois firent cette nuit une folle garde ; toute la mâle honte retomba sur eux. » Voilà les bourgeois bien arrangés. Ailleurs, le poète n’est pas plus doux pour les vilains. Il les représente comme des gens dont on doit toujours se méfier : « Ah ! Dieu ! qu’il est mal récompensé le bon seigneur qui, du fils d’un vilain fait un chevalier ! » Sont-ce là les sentimens d’une poésie populaire[1] ?

On ajoute que cette épopée est nationale et française, ce qui veut dire sans doute qu’elle chante la gloire de la patrie et qu’elle célèbre nos grandes guerres avec l’étranger. Je veux bien qu’il en soit ainsi pour le Roland et pour les poèmes qui racontent les luttes héroïques de la chrétienté contre les Sarrasins. Mais il n’est question, dans Girart de Roussillon, que de guerres intestines. Tous les combattans sont Français ; l’intérêt national, j’entends celui de la France entière., n’est pas engagé dans leur querelle, et la douce France, comme parle l’auteur du Roland, ne peut que gémir de ces tristes batailles. On dira peut-être qu’il ne faut pas prendre ici le mot de patrie dans son sens le plus étendu, que nous sommes au temps où les deux moitiés de la France étaient entièrement distinctes, et que le poète est patriote à sa manière, s’il chante avec effusion le pays dans lequel il est né. Mais est-il vrai qu’il se trouve dans Girart de Roussillon quelques étincelles de ce patriotisme local qui a précédé l’autre, et peut-on y saisir les réclamations passionnées d’un poète méridional contre la domination des gens

  1. M. Pio Rajna montre très bien que cette épopée est tout à fait aristocratique et que le petit peuple y est d’ordinaire fort mal traité. Il cite un passage du Charroi de Nîmes, où un seigneur prend les bœufs et les charrettes des paysans quand il en a besoin et se soucie peu de leurs doléances :
    Bertran ne chaut se li vilain en groncent.
    Quand ils lui résistent trop, il n’hésite pas à « les pendre par la goule. »