Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 64.djvu/260

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

notre ancienne littérature. » En quelques vers il sait tracer des tableaux d’une réalité frappante ; il n’ignore pas l’art de composer, il est poète par momens ; surtout il nous offre des peintures exactes de son époque. Aucun auteur contemporain ne nous fait pénétrer si avant dans le XIIe siècle ; nulle part peut-être, nous ne trouvons des renseignements aussi complets, aussi fidèles, sur la société féodale. Il est donc fort heureux, pour ceux qui ne lisent pas couramment le français de cette époque, qu’on ait pris la peine de mettre cet important ouvrage à notre portée. C’est une heureuse fortune dont il convient que nous profitions. M. Meyer lui-même nous y convie. « Ce n’est pas seulement, nous dit-il, pour les philologues que j’ai travaillé, j’ai eu aussi en vue une autre classe de lecteurs. Le poème de Girart de Roussillon est l’une des compositions épiques les plus originales que nous ait léguées le moyen âge ; mais ç’a été jusqu’à présent un livre scellé dont quelques rares érudits ont seuls pu déchiffrer les pages. J’ai voulu le rendre accessible à tous ceux qui sont curieux de notre ancienne histoire et de notre ancienne littérature. » Nous voilà donc excusés si, sans avoir d’autre titre que d’être parmi ces curieux auxquels M. Meyer adresse son livre, nous osons présenter quelques observations qui nous sont venues à l’esprit en le lisant.

Cette vieille poésie a eu le malheur d’être quelquefois compromise par des amis maladroits ; ils ne l’ont pas étudiée avec assez de calme, ils en ont parlé avec trop de vague et d’emphase ; en lui attribuant libéralement les qualités qu’elle n’avait pas, ils nous ont disposés à douter des mérites qu’elle possède. Ce que je dis n’est pas pour M. Paul Meyer, un des esprits les moins chimériques que je connaisse et qui se méfie le plus des grands mots et des belles phrases. Mais d’autres ont été moins réservés. Voyons si Girart de Roussillon justifie tout à fait les jugemens qu’ils portent sur notre ancienne épopée française.

Ils la félicitent surtout d’être populaire, ce qui n’est pas un éloge médiocre en ce temps de démocratie, et ils profitent de cette occasion pour humilier en passant nos pauvres poètes classiques, qui n’écrivent que pour divertir quelques lettrés et charmer quelques salons. C’est une poésie de serre chaude, à laquelle ils opposent volontiers une littérature de grand air. Il me semble pourtant que, s’il est juste d’entendre par poésie populaire celle qui chante le peuple et s’adresse à lui, aucune ne mérite moins ce nom que l’épopée du moyen âge. On n’y a nul souci des bourgeois et des manans ; c’est uniquement pour les grands seigneurs et les grandes dames que l’auteur l’a faite ; c’est pour eux que le jongleur la chante ; eux seuls ont quelque intérêt à l’entendre ; eux seuls sont