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Un jour vint pourtant où les Francs renoncèrent à leur langue pour prendre celle des peuples parmi lesquels ils vivaient. Que devinrent, dans ce désarroi, leurs vieilles chansons nationales, en supposant que le souvenir s’en fût conservé jusque-là ? C’était pour elles une crise grave. Est-il possible de supposer, comme on l’a fait, qu’elles furent alors traduites d’un idiome dans l’autre ? Admettre une pareille hypothèse serait transformer des barbares en philologues exercés. Se figure-t-on d’ailleurs que le Roland puisse être le produit d’une traduction littérale, et que l’inspiration primitive du poème ait pu survivre à ce travail méticuleux ? M. Pio Rajna explique d’une façon bien plus vraisemblable comment les choses ont dû se passer. Ce n’est pas brusquement, en un jour, que les Francs ont désappris leur langue et accepté celle des vaincus. Ce changement a dû se faire peu à peu, par des transitions insensibles, et l’on peut imaginer qu’il y eut un moment où ils comprenaient et parlaient les deux idiomes à la fois. C’est alors sans doute que les chansons germaniques sont devenues des épopées romanes. Ce passage ne leur a pas été aussi difficile qu’on le suppose. Souvenons-nous qu’en général elles n’étaient pas fixées par l’écriture, qu’elles flottaient dans la mémoire des hommes, se rajeunissant sans cesse, s’enrichissant de détails nouveaux, s’imprégnant des idées et des goûts de chaque génération qui les refaisait à son image. On comprend qu’en cet état de changement perpétuel, et, pour ainsi dire, de formation continue, quand ceux qui les chantaient arrivèrent à se servir indifféremment des deux langues, on en ait fait deux rédactions différentes, et que la version française ait fini par l’emporter lorsqu’il n’y eut plus dans l’ancienne Gaule d’autre langue que le français. M. Pio Rajna pense que ce travail, à moitié instinctif, à moitié réfléchi, qui constitua définitivement notre épopée, a dû s’accomplir vers le VIe siècle.

J’ai tenu à exposer, au moins dans ses grandes lignes, un système qui témoigne d’une science étendue et d’une remarquable vigueur d’esprit. C’est aux érudits à qui ces études sont familières qu’il appartient de l’examiner dans le détail et de le juger définitivement. Je me contenterai de présenter seulement une observation générale. M. Pio Rajna me semble avoir mis hors de doute l’importance des élémens germaniques dans la création de l’épopée française. Cet esprit d’aventure, cette ardeur de bataille, cette générosité d’âme, ce vif sentiment de l’honneur, le moyen âge, il faut le reconnaître, ne les a pas trouvés dans l’héritage de la civilisation romaine. Quand on a quelque temps vécu dans l’intimité des habitans de la Gaule sous les derniers césars, qu’on s’est nourri des fadeurs d’Ausone et des médiocrités pédantes de l’Anthologie, on est