Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 64.djvu/254

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le fond remonte à l’époque mérovingienne, et probablement plus haut encore. Dès lors se trouve établie, par une preuve vivante, la continuité des chants épiques depuis l’entrée des Francs dans la Gaule jusqu’au milieu du moyen âge, et il faut bien reconnaître que notre épopée française n’est que la suite des vieilles chansons des barbares.

Mais ici M. Pio Rajna rencontre devant lui un système récent, qui s’est produit avec éclat, et qui lui barre la route. Pour comprendre que les Francs, loin de la Germanie, aient continué à répéter leurs chansons nationales, et que la population romaine ait fini par les chanter avec eux, il faut supposer qu’au milieu de la Gaule soumise, ils ont formé longtemps une nation isolée et compacte, vivant de leur vie propre, conservant leurs mœurs et leur langue, assez forts pour s’imposer à l’imitation des vaincus. Ce n’est pas ainsi que nous les représente M. Fustet de Coulanges, dans son livre sur les Institutions politiques de l’ancienne France. Selon lui, les Francs n’ont pas conquis la Gaule ; ils y sont entrés comme alliés et comme soldats de l’empereur ; il leur est souvent arrivé de voler et de piller ceux qu’ils venaient défendre, mais ils n’ont pas exercé contre eux une spoliation régulière et générale. Comme il n’y avait pas entre les deux peuples de haine profonde, qu’ils n’étaient pas séparés par les ressentimens d’une conquête, ils se sont vite rapproches, et, selon l’usage, le plus civilisé a tout à fait absorbé l’autre. Au bout de deux ou trois générations, les francs ne se distinguaient plus des Gaulois. C’est ainsi qu’ils ont disparu sans retour et qu’il n’est rien resté d’eux sur le sol où ils s’étaient établis. « Ils n’ont introduit ni un sang nouveau, ni une langue nouvelle, ni de nouvelles institutions. » Ne serait-ce pas une chimère et une folie de rapporter à un peuple dont la trace s’est si vite effacée dans la Gaule la création de l’épopée française : Ce système, que M. Fustel de Coulanges a exposé d’une façon si serrée et si brillante, M. Pio Rajna, qui le sent tout à fait contraire à ses opinions, le suit pied à pied et le combat, dans tous ses détails, avec énergie, presque avec violence. Ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans ce débat ; je me garderai bien d’ailleurs de me commettre entre deux adversaires si vigoureux. Qu’il me suffise de dire que M. Rajna soutient que les Francs ont véritablement vaincu et soumis les Gaulois, qu’ils ont été pour eux des maîtres, et souvent des maîtres très durs ; qu’ils étaient plus nombreux que M. Fustel de Coulanges ne le pense, parce qu’une fois la frontière ouverte les barbares ont afflué de toutes les contrées de la Germanie ; qu’enfin ils ont été plus longtemps fidèles qu’on ne le prétend à leurs mœurs et à leurs usages, puisqu’on sait que Louis le Débonnaire, quatre siècles après l’invasion, parlait encore allemand.