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déposséder sans combat. Les Romains, irrités de la concurrence, les ont quelquefois très maltraités. Fortunat parle avec mépris de ces harpes criardes qui accompagnent des chants grossiers, et le bel esprit Sidoine Apollinaire se moque du Burgonde à la mine farouche qui, après boire, vient chanter dans les festins, « les cheveux graissés de beurre rance. » Ces railleries montrent que non-seulement il existait encore des chanteurs barbares, mais que les rois les écoutaient volontiers ; s’ils n’avaient pas joui d’un certain crédit auprès d’eux, les poètes romains ne leur seraient pas si sévères. Comme tous les chants primitifs, ceux des Germains n’avaient jamais été définitivement rédigés. On les apprenait par cœur, et on les redisait de mémoire. Un moment vint où l’on put craindre que l’envahissement des langues nouvelles, issues de la corruption du latin, ne les condamnât à l’oubli. Charlemagne, quoique fort épris du génie romain, ne voulait pas voir s’effacer les restes de la nationalité germanique. Eginhard nous dit qu’il prit des mesures pour empêcher ces vieilles chansons de se perdre : Barbara et antiquissima carmina, quibus veterum regum actus et bella canebantur, scripsit memoriœque mandavit.

Il faut remarquer qu’Eginhard, dans ce passage célèbre, ne parle que « de vieux rois et de chants antiques. » Est-ce à dire qu’il n’y en avait pas d’autres, et que les Germains répétaient fidèlement les chansons primitives qui leur venaient de leurs aïeux les plus éloignés, sans en imaginer jamais de nouvelles ? c’est ce qui ne paraît guère probable, malgré les paroles d’Eginhard. « Les Germains, nous dit Tacite, chantèrent d’abord le dieu Tuiscon, né de la terre, et son fils Mannus, les auteurs et les fondateurs de leur race. » Mais, quand Arminius eut vaincu les Romains, nous savons qu’ils chantèrent aussi Arminius. Ce qu’ils ont fait pour lui, ils ont dû le faire pour d’autres, et vraisemblablement leur trésor de chansons nationales s’augmentait sans cesse à chaque victoire qu’ils remportaient. Qu’au Ve et au VIe siècles, les grands événemens qui s’accomplissaient sur les bords du Rhin, les succès éclatans des barbares, leurs luttes avec les Romains ou entr’eux, leurs victoires, leurs conquêtes, l’établissement des royautés franques dans la Gaule aient été l’objet de nouvelles chansons, c’est ce qu’on serait tenté d’admettre sans preuve, tant il est naturel de le croire ; c’est ce qu’affirme un document fort curieux du IXe siècle. Un poète de ce temps, qui, pour flatter Charlemagne, ne trouve rien de mieux que de le rattacher à la dynastie précédente et d’en faire l’héritier direct des Mérovingiens, croit devoir louer les aïeux dont il le gratifie libéralement, et, pour qu’on ne mette pas leur gloire en doute, atteste les chants qu’on a composés sur eux en langue vulgaire :