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emprunté, fût né sur notre sol et nous appartînt entièrement. Mais si les faits contredisent cette opinion, nous devons nous rendre de bonne grâce à leur témoignage. Nous ne pouvons pas arranger l’histoire à notre convenance et créer tout exprès des systèmes pour la satisfaction de notre amour-propre. Des prétentions qui ne reposent que sur des erreurs n’ajoutent rien à la gloire véritable d’un pays, et quand la science travaille au succès d’un parti politique ou d’une vanité nationale, elle se déconsidère sans profit pour la cause qu’elle veut servir. Il ne faut donc apporter d’autre souci, dans ces graves études, que celui de découvrir la vérité.

M. Pio Rajna, traitant un sujet sur lequel on avait déjà tant discuté, ne pouvait pas avoir l’espérance de trouver beaucoup de textes nouveaux. Il a cherché du moins à mieux interpréter ceux dont on s’était servi avant lui, à les grouper avec plus d’habileté qu’on ne l’avait fait, et à en tirer des conséquences plus étendues. Comme tous ceux qui ont écrit l’histoire de l’épopée française, il commence par établir longuement que toutes les nations germaniques possédaient leurs chansons nationales. Les documens abondent pour le prouver. Il n’y a pas de peuplade si barbare dont on ne nous dise qu’elle avait la coutume de célébrer les exploits de ses ancêtres. D’ordinaire on entonnait ces chansons quand on marchait à la bataille, pour se donner du cœur. C’est Tacite qui nous le dit : Ituri in prœlia canunt. On les répétait aussi quelquefois dans les banquets, à la grande joie des convives. Les envoyés de Théodose le Jeune, qui furent reçus à la table d’Attila, y assistèrent à un spectacle que Priscus, l’un d’eux, nous a raconté. Tandis que le maître, sombre, silencieux, assis à sa table de bois, était servi dans des écuelles grossières, et que ses officiers et ses invités, bruyans, animés, mangeaient dans des plats d’or et d’argent, buvaient dans des coupes précieuses, qui avaient été enlevées aux grands seigneurs de l’Italie et de l’Orient, on fit entrer deux Scythes qui se placèrent en face du roi et chantèrent des vers qu’ils avaient composés sur ses victoires. « Tous les convives avaient les yeux fixés sur eux : les uns étaient charmés par la poésie, les autres enflammés par le tableau des batailles. On en voyait aussi qui versaient des larmes de regret : c’étaient ceux dont l’âge avait usé les forces et qui étaient condamnés au repos. » Il faut bien que l’humanité, malgré la diversité des races et la différence des temps, soit à peu près toujours la même. Priscus se trouve esquisser ici une scène qu’Homère avait déjà racontée huit ou dix siècles auparavant, et les Scythes d’Attila nous rappellent le vieux Demodocus, qui chantait sur sa lyre les aventures des Grecs à la table du roi des Phéaciens. Ces chansons barbares sont perdues, et il n’en reste qu’un