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sous le même joug toute la jeunesse française, de capter une popularité malsaine auprès de ce qu’on appelle les masses démocratiques. Cette loi, en un mot, n’est pas faite pour organiser une armée ; c’est une œuvre de passion de secte et de calcul électoral : c’est son caractère. M. le ministre de la guerre, qui, au lieu de rester dans son rôle, s’est livré à la plus étrange sortie, l’a dit brutalement en menaçant les députés du ressentiment du pays, des électeurs, s’ils ne votaient pas la loi sans distinction, sans exception. Une fois dans cette voie, on ne tient plus compte des divers intérêts de la société française. Les élèves de l’École normale, les élèves de l’École polytechnique, les instituteurs, les séminaristes bien entendu, — surtout les séminaristes, — tout va à la caserne pour trois ans. Tout y passe, et si on demande à M. le ministre de la guerre comment il fera pour encadrer de si gros contingens, où il trouvera des ressources, il répond lestement qu’il n’y a qu’à voter d’abord, qu’on verra ensuite. Et la chambre, hébétée, ne sachant plus ce qu’elle fait, s’exécute. De sorte qu’on en est là : pourvu que la passion de secte soit satisfaite, peu importe que l’armée ne soit plus qu’une agglomération sans lien et sans tradition, que l’éducation intellectuelle et scientifique du pays soit compromise, que les finances soient menacées.

Qu’en sera-t-il définitivement ? Cette informe et triste loi n’en est, il est vrai, qu’à la première épreuve ; elle a encore à passer par deux délibérations au Palais-Bourbon avant d’arriver au sénat. Dans cet intervalle il y a heureusement place pour la réflexion. Il est cependant un fait dont on devrait se rendre compte dès ce moment : c’est qu’avec tous ces débats agitateurs, ces projets chimériques, ces menaces désorganisatrices, on répand l’incertitude dans la nation et dans l’armée elle-même. On met tout en suspens et en doute, et lorsqu’on aura diminué la confiance du pays dans son organisation militaire, comme on travaille à diminuer sa confiance dans la stabilité de ses institutions, dans la magistrature nouvelle qu’on lui a donnée, dans ses finances, que restera-t-il ? C’est à M. Jules Ferry, qui a la charge du crédit de la France à l’extérieur, de se demander s’il n’est pas plus que temps de s’arrêter dans cette dangereuse voie.

Comment M. le président du conseil, avec les difficultés qu’il se crée ou qu’il se laisse imposer dans les affaires intérieures de la France, conduira-t-il jusqu’au bout toutes ces affaires de politique extérieure dont il a la direction, qui ne sont pas toujours des plus simples ? Il a eu jusqu’ici des apparences, des commencemens de succès, ou, si l’on veut, les bonnes fortunes d’un homme qui a été quelquefois plus heureux que sage. Rien n’est fini cependant ni au Tonkin, ni à Madagascar, ni en Égypte, et toutes ces entreprises de diplomatie ou de guerre poursuivies depuis quelques années à travers mille péripéties nous réservent peut-être encore bien des surprises.