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Elle vint se jeter aux pieds de la statue du dieu et lui fit cette prière : « J’ai quitté mon amour, mes biens, ma royauté, mon époux. Mira, ta servante, vient à toi, son refuge : prends-la auprès de toi. Si tu me sais pure de toute tache, accepte-moi. Excepté toi, nul autre n’aura compassion de moi. Aie donc pitié ! Seigneur de Mira, son bien-aimé, accepte-la, et permets qu’elle ne soit plus séparée de toi à jamais. » L’image s’entrouvrit et Mira disparut dans ses flancs ; la secte qui se fonda en mémoire d’elle subsiste encore sous son nom. Voilà le plus pur du krichnaïsme, et, si l’on veut être équitable envers lui, ce qu’il n’en faut pas oublier.

Nous n’ajouterons plus que quelques mots. Cette curieuse histoire du krichnaïsme et de Krichna, dont nous n’avons pu qu’à peine indiquer quelques traits, c’est au traducteur du Bhagavata Pourana qu’il appartient de l’écrire. Il ne reste plus à M. Hauvette-Besnault que deux chants à traduire de l’énorme poème. Nous espérons qu’il ne voudra pas tarder trop longtemps à les mettre en lumière, et qu’ayant ainsi complété une partie de l’œuvre de Burnouf, il tiendra sans doute à honneur de compléter aussi l’autre. Une édition du Bhagavata Pourana dans son texte original, ne s’adresse uniquement qu’aux orientalistes ; une traduction même d’un poème de ce genre ne va guère qu’à quelques curieux ; mais le commentaire va jusqu’aux profanes, et les profanes ici, c’est le grand public, juge définitif et souverain, après tout, des travaux d’érudition eux-mêmes, puisque après tout, leur intérêt dépend en dernier ressort de la nature et du degré d’intérêt qu’il y prend. Les érudits se plaignent quelquefois, et ils n’ont pas toujours tort, que l’attention se détourne d’eux et de leurs travaux, comme si l’on en méconnaissait l’importance. La faute ne leur en serait-elle pas trop souvent imputable ? Lorsque du chinois, du sanscrit, ou de l’arabe même ils font passer en français une œuvre jusqu’alors inconnue des lecteurs d’Occident, prennent-ils bien toute la peine qu’il faudrait pour nous en expliquer la signification, nous en faire sentir la valeur, nous obliger enfin d’en avouer l’universel intérêt ? C’est une question qu’ils sont sans doute mieux que nous en état de résoudre. Ils peuvent être assurés au moins, et le passé leur est ici garant de l’avenir, que toutes les fois qu’ils nous donneront des traductions comme celle de ce Bhagavata Pourana, — des résumés aussi savans, aus4 pleins, aussi curieux que celui de M. Barth, — et des livrés enfin comme l’essai de M. Senart, ils trouveront immanquablement un public pour les lire et des critiques pour les louer.


F. BRUNETIERE.