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nom qu’on le nomme, avait du premier coup dépassé l’indulgence de Suarez et la facilité d’Escobar. Il y a mieux, cependant, ou pis encore. Car, dans ce dixième livre du poème, nous voyons que, pour être sauvé de l’existence, il suffit non-seulement d’avoir touché la personne de Hari, mais d’en avoir été touché soi-même, dans le temps qu’on l’insultait et que l’on essayait de le détruire sous la forme de son incarnation mortelle. La terrible Poutana, « la meurtrière des petits enfans, » essaie de l’empoisonner en lui donnant le sein ; mais, parce que « Bhagavat a sucé le lait de ses mamelles, » cette Yaduthani n’a pas moins le ciel en partage. Le démon Agha, sous la figure d’un boa gigantesque, « long d’un yojana, massif comme une montagne, » essaie de l’avaler et s’étouffe dans son effort, mais il ne « s’en confond pas moins avec l’âme suprême » pour avoir été purifié, jusque dans sa tentative criminelle, par le contact de Bhagavat… C’est la doctrine de l’inutilité des œuvres élevée à la hauteur d’un dogme.

Quant à la doctrine de l’amour, telle qu’elle est exposée dans ce dixième livre ou, pour parler plus exactement, telle qu’elle y est représentée au vif par Krichna dans le cours de sa carrière mortelle, il suffira de dire que la brune fiancée du Cantique des cantiques est modeste en comparaison des amoureuses gopis, ou bergères, des bords de la Yamouna. On s’est demandé quelquefois comment l’ancienne critique avait pu prendre le Cantique des cantiques pour un livre pieux et une œuvre d’édification. Le Bhagavata Pourana ne jetterait-il pas peut-être comme un trait de lumière sur ce problème délient de psychologie religieuse ? Car il n’est pas douteux que nous soyons ici en présence d’une réelle inspiration religieuse. Mais il n’est pas douteux non plus que si quelque allégorie philosophique s’est jadis enveloppée sous ces voiles, le sens en ait été perdu bien vite et qu’il n’en ait subsisté, qu’il ne s’en suit répandu, qu’il n’en demeure encore aujourd’hui que la lettre. Les traductions populaires dont nous avons parlé, le Bhagavata Dasam Askand et le Prem Sagar, — ou Océan d’amour. — le prouveraient surabondamment. De l’un comme de l’autre de ces poèmes on peut dire, en effet, que toute métaphysique a disparu pour ne plus laisser place qu’à ce que l’original contenait de mystique, mais surtout d’érotique et de miraculeux.

Ces conséquences toutefois n’éclatèrent pas immédiatement, et les premiers apôtres du krichnaïsme, — Ramannuja, Ramanand, Kabir, — sembleraient les avoir, en général, assez habilement évitées. On attribue à Ramannuja, qui vivait environ vers le milieu du XIIe siècle de notre ère, la fondation de sept cents monastères. C’est à peu près dans le même temps, par une rencontre assez curieuse, que se constituait en Europe la grande milice des ordres mendians. Ramanand, qui vécut au XIIIe siècle selon les uns, et selon les autres au XIVe, affecta de choisir