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mot à la mode ; et c’est ce qui ressort de chacun des soixante ou quatre-vingt mille vers du Bhagavata Pourana.

Si maintenant, l’indépendance historique du krichnaïsme, d’une part, et de l’autre l’identité fondamentale des opérations de l’esprit humain étant une fois bien établies, on veut faire des comparaisons, — et des comparaisons instructives, — la matière n’y manque pas. Seulement, ce n’est plus aux origines du christianisme, et dans les récits de l’évangile, qu’il en faut aller chercher le premier terme, c’est hors du christianisme, et dans l’histoire des sectes diverses qui s’en sont tour à tour détachées. Dira-t-on peut-être aussi que la fameuse Mme Guyon, l’auteur des Torrens et de l’Explication du Cantique des cantiques, se soit inspirés, dans le siècle de Bossuet, des stances érotiques de la Gita Govinda ? Ou bien prétendra-t-on que les sectes vichnouvites de l’Inde contemporaine, celle des Vallabhacaryas ou celle des Ramanandis, y doivent leur existence à l’apostolat de saint François Xavier ? Mais plus simplement, et plus raisonnablement, on dira que, s’il y a dans toutes les religions d’amour un principe d’erreur et de corruption prochaine, l’esprit du christianisme n’a rien négligé de ce qui pouvait en contrarier, en gêner, en étouffer enfin le développement, tandis que dans l’Inde, au contraire, le tempérament d’une race également superstitieuse et sensuelle, ayant suivi sa pente, n’a retenu du krichnaïsme que ce qu’il avait de plus dangereux. Entre les quatre Évangiles qui sont entrés au canon du Nouveau-Testament et les évangiles apocryphes, l’Inde n’aurait pas un instant hésité ; entraînée par son goût du merveilleux et du surnaturel, c’est l’Évangile de l’enfance, avec ses miracles ridicules ou indécens, qu’elle eût certainement choisi. Entraînée par son sensualisme, elle a choisi de même, parmi toutes les conséquences de la doctrine du pur amour, les plus foncièrement immorales et les plus répugnantes à l’essence de toute religion.

Burnouf avait déjà noté, comme propre au krichnaïsme[1], ou plutôt comme caractéristique de son enseignement même, cette idée corruptrice « qu’il importe peu de quelle manière et avec quels sentimens on songe au Dieu que l’on adore, pourvu que l’on y songe, » et nous en voyons dans le Bhagavata d’étranges conséquences. Tantôt c’est un brahmane sauvé de l’existence et réuni à l’essence de Hari pour avoir prononcé le nom divin sans le vouloir, sans le savoir, en appelant son fils, dont le nom de naissance était celui du dieu. — « Quand est-on obligé d’avoir actuellement affection pour Dieu ? » se demandait un jour le vénérable Escobar, et il se répondait : « Suarez dit que c’est assez si on l’aime avant l’article de la mort. » — L’auteur du Bhagavata Pourana, Vopadéva le grammairien, ou de quelque autre

  1. Bhagavata Pourana, t. I, introduction.