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les philosophes, et, à ce titre même, toujours plus ou moins arbitraires ? C’est de constructions, si l’on veut bien me passer ce mot bizarre mais expressif, que nous avons aujourd’hui besoin, un peu partout, et non pas de démolitions. Nous continuerons donc de croire, avec Burnouf, que si peut-être les élémens du culte futur de Krichna flottaient épars, dans l’ancien panthéon brahmanique et dans les superstitions des races anaryennes de l’Inde, longtemps avant Çakyamouni, cependant « l’extension considérable que ce culte a prise depuis lors n’a été qu’une réaction populaire contre celui de Bouddha, réaction qui a été dirigée ou pleinement acceptée par les brahmanes. » Si maintenant on demande comment cette réaction s’est opérée, nous pouvons nous le représenter d’une manière assez vraisemblable.

Le bouddhisme avait mis en danger, d’une part, l’antique suprématie des brahmanes ; et, d’autre part, le culte qu’il avait institué ne parlait pas assez aux sens des castes populaires. Sa morale, fondée sur une métaphysique essentiellement athée, pouvait bien convenir, et on l’a vu par la suite, à une race positive, pratique, ennemie née du rêve et de la spéculation, tels enfin que sont les Chinois ; mais, tels que sont les Hindous, la race la plus avide peut-être qu’il y ait jamais eu des plus étranges inventions de la théosophie, cette morale trop abstraite contrariait également leurs pires et leurs meilleurs instincts. Il ne semble pas, à la vérité, que, comme on l’a cru longtemps, le bouddhisme ait été victime d’une persécution générale, violente et sanguinaire ; d’abord, par la bonne raison qu’aucun souverain à cette époque n’eût eu le pouvoir d’exciter un tel fanatisme d’un bout à l’autre de la péninsule ; et puis parce que les Hindous sont naturellement plutôt portés vers la tolérance. Mais, retournant contre lui ses moyens mêmes de propagande, et, comme lui, mettant les traditions de l’antique sagesse à la portée des castes inférieures, amalgamant ensemble les dieux de la superstition populaire et le dieu unique du brahmanisme, on finit par triompher du bouddhisme, et de ce triomphe sortirent les Pouranas, l’un après l’autre, pendant plusieurs siècles, chacun d’eux, pour ainsi dire, marquant une victoire nouvelle et s’exaltant à mesure du succès de ceux qui l’avaient précédé. La composition des Pouranas coïncide en effet avec le temps de l’affaiblissement du bouddhisme, et cette coïncidence ne laisse pas d’être à son tour une confirmation de l’ancienne hypothèse. Ce sont les derniers monumens de la littérature indienne classique (si toutefois ce mot a un sens bien précis dans l’Inde), et comme, dans l’Inde, l’histoire de la littérature ne se peut séparer de celle de la spéculation religieuse, on voit la conséquence. Quels que fussent au moment de l’apparition du bouddhisme dans l’Inde les élémens du culte à venir de Krichna. je crois qu’il est permis de dire que ce culte ne s’est constitué comme culte que postérieurement au bouddhisme.