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presque aussi sûrement connue dans ses origines que l’histoire même du christianisme ou de l’islamisme[1]. On revient aujourd’hui de cette coffiânce. Et si quelques-uns y persistent, la tendance commune est plutôt de se représenter le Bouddha comme une figure allégorique, symbolique, mystique, imaginée pour les besoins d’une religion déjà constituée, jalouse de se créer des titres de noblesse, puisqu’il parait que les plus démocratiques ne sauraient s’en passer. Tout de même donc que le christianisme aurait composé la personne de Jésus de tous les traits de l’ancienne loi qui promettaient aux Juifs la venue d’un Messie de la race de David, ainsi, ou à peu prés, selon M. Senart de tout ce qu’il trouvait de significatif à son gré dans les légendes brahmaniques, et nommément dans celle de Krichna, le bouddhisme aurait dessiné la physionomie de son fondateur. Cette comparaison, dont M. Senart n’est pas responsable, en reportant l’esprit du lecteur à des discussions aujourd’hui bien connues, nous dispensera d’entrer dans de plus longs détails, qui seraient ici trop particuliers. Bornons-nous donc à dire que l’auteur de ce brillant Essai n’a vraiment rien négligé de ce qui pouvait servir à la démonstration de sa thèse, et que, dans sa seconde partie surtout, son livre témoigne d’autant de vigueur d’esprit que d’étendue d’érudition. — L’auteur des Religions de l’Inde accepte la plupart des conclusions de M. Senart ; le récent traducteur du Bhagavata Pourana, si nous entendons bien une ou deux phrases de son Avant-propos, y souscrirait déjà moins pleinement ; elles sont donc discutables, et nous avons à notre tour, le droit de ne pas les admettre. Où les textes formels et les dates authentiques ne tranchent pas souverainement les questions, il appartient toujours à la critique de faire valoir ses raisons générales.

D’autres que nous, M. Renan, par exemple, dans le Journal asiatique, à deux reprises, et plus récemment dans ses Nouvelles Études d’histoire religieuse, ont insisté sur la nécessité, trop oubliée peut-être par M. Senart, « de conserver le rôle des individus, sans lesquels rien ne s’explique dans le passé. » Quel que soit, en effet, ce pouvoir anonyme, et par conséquent mystérieux, qui semble résider dans les masses, rien de grand cependant ne s’est accompli dans l’histoire qui ne soit en principe une œuvre individuelle. Et l’on conviendra bien que, réduite à ce minimum de réalité positive, il ne subsiste plus grand chose de la personne de Bouddha… Mais ceci regarde uniquement le fondateur du bouddhisme, et nous n’avons à nous en occuper que pour autant que l’on assimile sa légende à celle du dieu Krichna. Dirons-nous que, sous ce rapport, il ne nous paraît pas que la coïncidence entre les deux légendes soit toujours si parfaite ? Comme Krichna, par exemple, naître au fond d’un cachot, et au contraire, comme Bouddha,

  1. Barthélémy Saint-Hilaire, le Bouddha et sa Religion ; Didier, éditeur.