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Bhagavata, le plus important du poème, celui qui répond au sous-titre de l’œuvre : Histoire poétique de Krichna, que la mort est venue l’interrompre, il y aura de cela trente-cinq ans bientôt passés. Comme si l’on avait reculé moins encore devant la difficulté de la tâche que devant les obligations que le nom d’un tel homme imposait à celui qui la continuerait, la publication du texte et la traduction font demeurées depuis lors en suspens. D’autres œuvres, à la vérité, le Bhagavadam, traduit du tamoul en français, dès 1788, par Foucher d’Obsonville ; le Bhagavata Dasam Askand, traduit de l’hindoui par M. Théodore Pavie, dom je n’ai point à faire l’éloge aux lecteurs fidèles de cette Revue[1] ; et le Prem Sagar, traduit en anglais par M. Edward Eastwick, traductions elles-mêmes ; réductions, amplifications, remaniemens populaires de ce dixième livre, pouvaient en quelque manière en tenir lieu, sinon le remplacer. Mais ce n’était pas l’original, — on peut aujourd’hui s’en convaincre, — et c’était absolument l’original qu’il nous fallait. M. Hauvette-Besnault vient de nous le donner, élégamment rendu, précédé d’un substantiel mais trop court Avant-propos, somptueusement imprimé. En y joignant quelques livres récemment parus, au premier rang desquels nous avons déjà signalé les Religions de l’Inde, de M. Barth, et l’Essai sur la légende du Bouddha, de M. Senart, nous allons essayer de dire à quel point la question en est venue depuis le temps déjà lointain où Ampère, ici même, rendait compte du premier volume de la traduction de Burnouf[2].

Toutes les origines sont obscures, et celles d’un dieu particulièrement. On sait toutefois avec certitude que dans la littérature des Védas, Vichnou n’est pas encore un dieu du premier rang, et que Krichna n’y figure même point parmi ceux du second. Si son nom s’y rencontre, s’il y est déjà le fils de Devaki, — la mère qu’il conservera dans la légende du Bhagavata, — c’est tout à fait incidemment, et il n’y est que le simple disciple du brahmane Ghora. Mais en un ou deux autres endroits de la littérature védique il est parlé de troupeaux de krichnas poursuivis, traqués, et massacrés avec leurs femmes et leurs enfans. Comme c’est en punition de leurs crimes qu’ils sont ainsi frappés, et comme d’autre part le mot même de « krichna » veut dire « noir, » on a vu, non sans vraisemblance, dans le souvenir de ce massacre, historique ou fabuleux, une commémoration poétique des longues guerres de races que les Aryas ont dû livrer avant de s’établir en maîtres dans l’Inde primitive. La présomption s’est donc accréditée par là qu’il pourrait être entré dans la composition ultérieure du

  1. Voyez, dans la Revue des années 1850, 1857, 1858, les Études sur l’Inde ancienne et moderne et notamment : Krichna, ses aventures et ses adorateurs.
  2. Revue des Deux Mondes, 15 novembre 1840.