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lazaristes ; il voyait les Abyssins par les yeux des missionnaires. Personne n’est plus optimiste que ces hommes de foi, qui bravent tant de dangers, et on ne saurait trop admirer l’intrépidité de leurs espérances ; mais il faut en rabattre. Ils comptent sur l’assistance du ciel : le miracle est le fond de leur politique. Le vénérable Mgr de Jacobis raconta un jour au commandant Russel que, voyageant avec un de ses prêtres et deux serviteurs, il s’était rencontré face à face avec un énorme lion abyssin, qu’il avait fait son acte de contrition, prié Dieu de prendre sa vie et d’épargner celle de ses compagnons, et que tout à coup il avait vu s’adoucir le regard du monstre, qui, tournant le dos, s’était éloigné majestueusement. En rapportant cette histoire, le commandant ajoute : « Le lion avait déjeuné, diront les naturalistes. C’est possible, c’est même probable ; ; mais j’aime mieux croire à l’intervention divine en faveur de Mgr de Jacobis. » En politique, il est bon de ne pas compter sur l’intervention divine et de tenir pour certain que les lions et les négus, quand ils sont en appétit, ne se font aucun scrupule de manger un évêque.

S’il est permis de regretter que le gouvernement impérial n’ait pas pris possession de la baie de Zulla, il faut lui savoir gré de la sagesse qu’il a montrée en renonçant à ses projets sur l’Abyssinie. On peut voir, par les récits fort instructifs de M. Rohlfs, que son entreprise eût essuyé quelques difficultés et sous le règne de Théodore et plus tard. Dans le haut pays abyssin croit et prospère l’echinops giganteus. C’est un chardon colossal, grand comme un arbre, dont les capitules épineux sont aussi gros que la tête d’un homme. Avant d’établir son protectorat dans un pays lointain, il convient de mesurer la taille des chardons. Mais la France se doit à elle-même de seconder les efforts de ses missionnaires et de ne laisser péricliter nulle part son influence. Notre gouvernement s’est enfin décidé à occuper dans le golfe d’Aden, à l’entrée de la Mer-Rouge, Obock et son territoire, qui nous appartenaient en vertu d’une convention conclue dès le 11 mars 1862. Nous y voilà établis, et cette récente installation nous oblige à entretenir des rapports suivis non-seulement avec Menelek, roi de Choa, mais avec son suzerain, le négus négesti. Le ciel nous garde de vouloir le protéger malgré lui, et n’allons pas nous imaginer qu’il est prêt à nous donner son cœur ! Mais nous aurions tort de souffrir qu’il nous oublie. Tâchons de prouver à cet empereur que nous pouvons lui servir à quelque chose et que, si la France n’a pas de négus, elle ne laisse pas, quoi qu’il en dise, d’avoir un gouvernement.


G. VALBERT.