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des chemins de fer pour faciliter le commerce entre l’Abyssinie et l’Europe ; il ne demande pas mieux, disait-il à M. Rohlfs, que d’attirer dans ses états des ouvriers, des artistes, même des savans. De si beaux desseins lui font honneur ; faut-il les prendre au sérieux ? Les souverains, intelligens et éclairés de pays à demi sauvages y pensent à deux fois avant d’exécuter les réformes qu’ils projettent. Ils sont partagés entre le désir d’emprunter ses industries à l’Europe et la peur de la voir arriver chez eux, le fusil à la main ; leurs ambitions généreuses sont combattues par les inquiétudes, par les ombrages. Ils craignent en travaillant à leur gloire de travailler à leur servitude et que les routes qu’ils ouvriront ne leur amènent un maître ou un malheur.

A la fin de 1859, la France dépêcha en Abyssinie un de ses plus dévoués serviteurs, le commandant Russel, dont on vient de publier le Journal précédé d’une intéressante préface de M. Gabriel Charmes[1]. Le commandant Russel était comme travaillé par l’inquiétude que la grande révolution maritime et commerciale qui allait s’accomplir par le percement de l’isthme de Suez ne prit notre pays au dépourvu et ne tournât à son préjudice, et il pressait le gouvernement impérial de parer au danger en acquérant des positions sur la côte éthiopienne. « S’il devait en être autrement, disait-il, à quoi bon percer Suez ? Ce ne serait plus que le conduit d’une souricière anglaise. » Chargé d’une mission par M. de Chasseloup-Laubat, il fit des reconnaissances, des relèvemens, des sondages, et jeta son dévolu sur cette bain de Zulla ou d’Annesley, que convoite aujourd’hui le négus Jean. A l’idée dont il était tourmenté et qui témoignait de sa patriotique clairvoyance, le comte Russel en joignait une autre d’une justesse beaucoup plus contestable. Il rêvait d’établir en Abyssinie le protectorat français. Sa mission fut malheureuse. Le négus Négoussié, avec qui il traitait et qui avait recherché l’appui de la France, était traqué par l’usurpateur Théodore. Il ne put le joindre et dut rester sur la frontière de l’Abyssinie, à Halaye, centre des missions catholiques. Il eut besoin de tout son sang-froid, de tout son courage pour sauver sa vie et celle de ses officiers et ramener sa petite escorte à Massouah.

Malgré les embarras et les périls de sa situation, il ne laissait pas de dresser sa chimère. Il se persuadait que les Abyssins étaient prêts à se contenter de leur indépendance nominale et à tendre les mains à un protecteur, que la France s’établirait sans difficulté eu Ethiopie, qu’un bataillon de chasseurs en ferait l’affaire, et qu’avant peu, on verrait la population tout entière se convenir au catholicisme comme par enchantement. Il n’avait fréquenté, en Abyssinie, que des

  1. Une Mission en Abyssinie et dans la Mer-Rouge, par M. le comte Stanislas Russel, capitaine de frégate. Paris, 1884) Plon.