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main le chef spirituel de son royaume, celui qui lie et qui délie, celui qui absout par une parole et détrône par un anathème. Jadis l’abuna se permit d’excommunier dans une assemblée publique l’empereur Théodore. Celui-ci arma son pistolet et, couchant l’évêque en joue, lui dit avec une respectueuse tendresse : « Mon bon père, donnez-moi votre bénédiction. » L’abuna s’exécuta sur-le-champ ; il est vrai que cette bénédiction extorquée n’a pas porté bonheur à Théodore.

C’était ce même Théodore qui disait : « D’abord arrivent les missionnaires, puis les consuls, enfin les soldats. » Il en a fait la triste expérience. Il laissa entrer les missionnaires, qu’il employa à fabriquer de la poudre et des canons. Il reçut les consuls et les mit en chartre privée. Enfin arrivèrent les soldats, et il en fut réduit à se donner la mort. Son successeur, nous affirme M. Rohlfs, a hérité de ses opinions et répète volontiers ses adages. L’empereur Jean est un partisan résolu de l’unité religieuse autant que le roi Louis XIV. Il a contraint tous ses sujets musulmans à se faire baptiser ; il tolère encore les juifs ou Falaschas, à cela près qu’il les tracasse de temps à autre. Au culte des saints et de Marie, il joint un profond respect pour toutes les leçons de sainte intolérance que renferme l’Ancien-Testament ; il se pique d’être lui-même un summus episcopus et de connaître la Bible encore mieux que son abuna. En 1881, il a sévi avec énergie contre les lazaristes de la province d’Agamé, qu’on soupçonnait d’avoir trempé dans une intrigue. M. Touvier, évoque de Keren, qui était accouru pour protéger son troupeau, fut maltraité, déshabillé ; on ne lui laissa que sa chemise de flanelle et son pantalon. Le village et l’église furent livrés aux flammes. M. Raffray eut beaucoup de peine à obtenir la délivrance de ses nationaux, et l’indemnité qu’il réclamait pour eux n’a jamais été payée. « La France, remarque malicieusement M. Rohlfs, s’est attiré quelquefois, par le zèle intempérant de ses missionnaires, de grands ennuis sans pouvoir obtenir aucune réparation ; mais, d’autre part, elle en tire souvent de grands profits. » La moralité de cette aventure et de beaucoup d’autres est qu’il faut nous défier des illusions de l’amour-propre, ne pas croire trop facilement qu’on nous adore et joindre la discrétion à l’esprit d’entreprise.

Dans les violences qu’il exerce contre les catholiques, l’empereur Jean obéit à la raison d’état. De son naturel, il n’est point sanguinaire ; en plus d’une occasion, il a étonné ses peuples par sa clémence. Quand son rival Gobezieh tomba dans ses mains, l’usage du pays l’autorisait à lui remplir les oreilles de poudre et à lui faire sauter le crâne comme par l’explosion d’une mine. Il se contenta de lui crever les yeux avec un fer rouge. En 1879, il fit grâce à plus d’un rebelle. Il se montra indulgent pour les enfans de Théodore, conserva sa charge à l’alué, donna une situation princière au plus jeune. Lorsque le roi de