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égard qu’elle soit gouvernée par un roi très chrétien, un empereur, un président ou un communard. En matière de politique étrangère, ce dernier deviendra bien vite un communard très chrétien pour ne pas compromettre le prestige de son pays sur tous les rivages de la Méditerranée. » — Puisse-t-il nous reprocher longtemps cette bienheureuse inconséquence ! Que deviendrait le gouvernement d’un grand pays s’il sacrifiait ses intérêts au fanatisme de la logique ?

Un autre voyageur, M. Maltzan, disait de nos missionnaires en Abyssinie : « Ces moines rusés sont haïs et redoutés, et cependant ils prennent pied partout. Quand on les chasse, ils reviennent par des chemins détournés et recouvrent bientôt leur ancien crédit. On l’a vu dans le Tigré, d’où le prince Kassa, aujourd’hui l’empereur Jean, avait expulsé tous les prêtres catholiques. Les voici de nouveau en possession de leurs stations perdues, et ils ont converti récemment onze villages. » M. Rohlfs accuse les Français d’une incorrigible fatuité, qui leur fait croire qu’on les adore : « Nous sommes tellement aimés par ces peuples ! » lui dirait un de nos lazaristes. Il reconnaît toutefois que les catholiques sont infiniment mieux vus des Abyssins que les protestans anglais ou allemands. L’Abyssin n’est pas seulement monophysite, il est avant tout mariolâtre. Notre consul à Massouah, M. Raffray, remarquait déjà, dans son livre sur l’Abyssinie, qu’elle a pour la mère de Dieu et pour ses miracles une dévotion toute particulière. On embarrassa plus d’une fois M. Rohlfs en lui demandant ce qu’il pensait de Marie ; il tâcha de faire comprendre à ces indiscrets, sans se brouiller avec eux, qu’il n’en pensait ni bien ni mal. Les protestans sont pour les Éthiopiens des ennemis de Marie, et ils leur reprochent aussi de ne pratiquer ni le jeûne, ni la confession, ni le culte des saints. Aussi n’est-il pas étonnant que les missionnaires suédois d’Hotumlu n’aient jamais converti personne, et que le Bogos, la Mensa aient passé au catholicisme, qui grossit de jour en jour le nombre de ses prosélytes dans l’Hamasen.

Mais si nos missionnaires s’insinuent facilement dans la faveur des populations abyssines, il leur sera beaucoup plus difficile de se gagner le cœur et le bon vouloir du négus. L’obstacle n’est pas une question de croyance, mais de constitution ecclésiastique. Quoique l’empereur Jean soit un monophysite endurci et qu’il ait fait arracher la langue à quelques prêtres du Choa qui s’étaient laissé persuader qu’il y a deux natures dans le Christ, il est trop intelligent pour considérer un dogme comme une affaire d’état. Mais bien nantie qui ramènerait à reconnaître pour chef de l’église un pape résidant à Rome ! C’est une tradition séculaire dans l’empire d’Ethiopie que l’abuna', ou primat de l’église abyssienne, se l’autorisé à ordonner des prêtres, soit un étranger résidant en Abyssinie. On l’emprunte à l’église kopte, ou plutôt on l’achète au gouvernement égyptien. Le négus entend avoir dans sa