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mieux verts, les rois très chrétiens les aiment mieux rouges, mais ils sont accommodans, ils ne refusent jamais ce qu’on leur offre.

M. Rohlfs a été beaucoup plus heureux en Abyssinie qu’en Tripoli-faine ; on savait ce qu’il venait faire, on ne pouvait que le bien accueillir. Il parcourut sans fâcheux accident tout le Tigré, rejoignit dans le district de Debra Tahor le négus et sa cour, et fut l’objet des empressemens les plus flatteurs. Il remit sa lettre et son parasol, dont les dorures firent sensation. Il visita le lac Tana, les palais ruinés de Gondar. Il eut à Aksoum des entretiens intimes avec le nébreïd, qui ne poussa pourtant pas l’obligeance jusqu’à lui montrer l’arche ni même jusqu’à lui dire où il la tient. La curiosité germanique éprouva ce jour-là une défaite. Apres avoir passé en Ethiopie l’hiver de 1880 à 1881, M. Rohlfs arrivait en parfaite santé à Massouah, laissant les Abyssins fort contens de lui et lui-même assez content des Abyssins, disposé à leur pardonner leurs défauts en faveur de leurs excellentes intentions et de l’admirable beauté de leur pays. Il ne rapportait qu’une fâcheuse impression mêlée aux bonnes. Tout le long de sa tournée, il s’était fait une loi d’être fort poli, et partout on l’avait tutoyé, sans qu’il songeât à s’en formaliser. Ayant beaucoup vécu avec les Arabes, il prenait cette familiarité pour une marque de gracieuse bienveillance ; il n’apprit qu’à son retour que c’était une marque de mépris. Les Abyssins en usent les uns à l’égard des autres avec beaucoup de cérémonie ; leurs enfans eux-mêmes se traitent d’altesse, d’homme bien né, de right honourable. Ils réservent le tutoiement aux étrangers et aux domotiques. Cette découverte tardive mortifia M. Rohlfs, qui aurait bien voulu reprendre ses politesses. Il se console en pensant qu’il n’y a que les sots qui soient impolis. Au surplus, l’Abyssinie est si loin, on a tant de peine à y entrer et surtout à en sortir qu’un ne peut y retourner tout exprès pour obliger les gens à ne pas vous tutoyer.

M. Rohlfs ne nous aime pas beaucoup ; mais cet intrépide voyageur a de la mesure dans l’esprit et le jugement très aiguisé ; c’est un de ces sages ennemis dont les avertissemens sont plus utiles que des flatteries. On ne s’étonnera pas qu’il soit peu gracieux pour nos missionnaires lazaristes, si zélés, si courageux, si entreprenant, qui représentent dans les montagnes de l’Abyssinie comme ailleurs l’influence et l’action de la France. Si notre gouvernement voulait se concilier ses bonnes grâces, il devrait renoncer désormais à les protéger ; mais nous espérons qu’il n’achètera pas à si haut prix une amitié douteuse, qui ne lui profiterait guère. En Afrique comme en Orient, qui dit Français dit catholique, qui dit catholique dit Français, et M. Rohlfs en éprouve quelque dépit. — « Au patronage que la France accorde à ses missionnaires, écrivait-il dans un de ses précédens ouvrages, elle doit toute l’influence qu’elle exerce en Orient et qu’elle exploite avec art, protégeant au loin les jésuites qu’elle chasse de Paris. Peu importe à cet