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très vénérée d’Amde Uork un prêtre qui priait avec ferveur et qui lui dit : « Tout à l’heure j’ai ramassé sur le chemin trois écus. Satan me souffla à l’oreille qu’ils étaient à moi ; mais un regard jeté sur l’église me fit rougir de ma coupable pensée, et j’entendis la voix de l’ange Gabriel qui me disait d’entrer dans la maison de Dieu pour le remercier d’avoir pu résister à une tentation diabolique. Voici les trois thalaris, peut-être les avez-vous perdus. » — « Parmi tous les récits de voyage en Abyssinie, ajoute M. Rohlfs, il en est à peine un sur dix où le clergé abyssin ne soit pas maltraité, et, catholiques ou protestans, les missionnaires ne tarissent pas en médisances sur son compte. Je suis bien aise de dire ce que j’ai vu. »

On impute souvent aux peuples comme une tare originelle des défauts ou des vices qu’ils ne doivent qu’à leurs gouvernemens. Rien n’est plus propre à corrompre le cœur de l’homme que les dures servitudes et les mauvaises obéissances. Quand on voyage en Abyssinie, en s’étonne de trouver cet admirable pays si peu peuplé et si mal cultivé. On y traverse d’immenses solitudes où la terre en friche semble attendre une charrue qui ne viendra jamais, et on est tenté d’en conclure que l’Abyssin est le plus mou, le plus paresseux des peuples. Mais en tout pays le travail est dur, et certains gouvernerons s’appliquent à en dégoûter leurs sujets. Cette Suisse éthiopienne est soumise à un tout autre régime que la Suisse d’Europe ; on y voit succéder à des temps de désordre et d’anarchie des périodes plus ou moins longues de despotisme arbitraire. Elle est à la discrétion d’une caste de barons féodaux, qui se croient tout permis et qu’on pourrait traiter de brigands de grands chemins, s’il y avait des chemins en Abyssinie. C’est dans cette caste que se recrutent les gouverneurs de provinces. Chacun se fait fort de prouver qu’il descend de Salomon et caresse le secret espoir de profiter quelque jour des malheurs publics pour se faire proclamer négus. Si l’un d’eux, grâce à son industrie ou aux complaisances de la fortune, parvient à accomplir son rêve, il ne connaîtra pas d’autre loi que son bon plaisir. L’homme qui a seul le droit de porter un parasol rouge se regarde comme le maître absolu de toutes les vies, de tous les biens et de toutes les consciences. Pour avoir le goût du travail et de l’effort, il faut s’appartenir et croire à un lendemain. Quiconque n’est sûr de rien se croise les bras et ne les décroise que pour tendre la main aux passans.

Le plus grand malheur de l’Abyssinie est son armée. Ses soldats n’ont pas d’uniforme ; ils vont tête nue, les cheveux tressés, et, comme les pékins, ils s’habillent d’un schama, ou grande pièce d’étoffe de coton blanc à bandes rouges. Ils n’ont pour signe dit-tinctif que l’anneau qu’ils portent au bras et la peau de mouton, de lion ou de panthère qu’ils jettent sur leurs épaules. Ainsi équipés, ils regardent l’univers de haut en bas ; la terre leur appartient, c’est pour eux que le paysan