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A l’égard des mœurs, du caractère des habitans, les rapports des voyageurs diffèrent davantage, et leurs contradictions s’expliquent souvent par les bonnes ou les mauvaises rencontres qu’ils ont faites, par le plus ou moins d’agrément qu’ils ont eu dans leurs couchées. Presque tous accusent les Abyssins de tenir la malpropreté pour une vertu agréable à Dieu et de se persuader qu’il n’est pas de spectacle plus édifiant que la sainte crasse d’un anachorète qui a été vingt ans sans se laver. On est allé jusqu’à prétendre qu’en Abyssinie personne ne se lave, à l’exception des gens zélés, qui, par dévotion, recherchent la sanctifiante cérémonie d’un second baptême. Plût au ciel qu’on les rebaptisât tous les jours ! On reproche aussi à ces montagnards leur passion pour la viande crue ou le brondo et le plaisir qu’ils prennent à se graisser les cheveux. Dès leur plus tendre jeunesse, ils ont la tête ruisselante de beurre frais ; ce beurre, venant à fondre, leur dégoutte sur le visage et leur cause des ophtalmies. On leur reproche encore leur rage de discourir, leur verbeuse faconde, leur goût excessif pour le palabre. M. Rohlfs qui est resté sept mois et demi en Abyssinie, affirme que, si l’on jugeait les différens peuples de la terre sur la quantité de mots et de phrases qu’ils sont capables de prononcer d’un lever à un coucher de soleil, il faudrait accorder sans conteste la palme aux Abyssins, « lesquels surpassent en loquacité les Français eux-mêmes. » C’est une épigramme qu’il nous décoche en passant, car il est aigre-doux à notre endroit, et, dans toutes les contrées qu’il parcourt, il ramasse volontiers des pierres pour nous les jeter. Mais il ne veut pas notre mort ; ses pavés ne sont que des cailloux.

Strabon disait que, de son temps, les Éthiopiens reconnaissaient deux dieux, l’un invisible et éternel, qu’ils considéraient comme l’auteur de toutes choses, l’autre mortel, sur lequel ils ne s’entendaient pas. Les modernes Éthiopiens s’entendent très bien sur le dieu visible et mortel : « C’est l’argent, représenté par le thalari d’Autriche à l’effigie de Marie-Thérèse, nous dit un voyageur français. Le son des thalaris a sur eux une puissance magique qui fait cesser toutes les hésitations, capituler toutes les consciences, ouvrir toutes les portes, tous les cœurs et le reste. » Dans le Tigré comme dans l’Amhara, la mendicité a été réduite en art ; elle y met en pratique toute sorte de méthodes savantes. On y trouve des mendians à cheval ; les rosses efflanquées et fourbues qui les portent savent dans l’occasion déraidir leurs jointures ankylosées pour rejoindre en temps opportun le voyageur qui s’échappe. Mais si les Abyssins mendient, il n’y a chez eux que les brigands qui volent. Les domestiques sont très fidèles ; s’ils n’ont pas les mains propres, ils les ont nettes. On prétend que les ecclésiastiques éthiopiens se distinguent par leur cupidité autant que par leur robe jaune et leur turban de haute forme. Cependant M. Rohlfs nous rapporte un trait de délicatesse dont il fut le témoin attendri. Il trouva dans l’église