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espèces plus jeunes et plus vigoureuses, devrait être la possibilité, pour celles-ci ou quelques-unes d’entre elles, de se modifier à la suite de l’ébranlement qui leur ouvre de nouvelles destinées et de donner naissance à des races nouvelles susceptibles de se multiplier à leur tour. Ces races nouvelles, il est tout simple de concevoir qu’elles se constituent à l’écart, qu’elles soient d’abord obscures et ne se manifestent qu’une fois formées et caractérisées, puisque nous ne possédons guère, en fait de fossiles, que les êtres les plus répandus de chaque époque. D’ailleurs quel moyen aurions-nous, à l’aide des seuls individus tombés entre nos mains, de distinguer les races naissantes et en voie de développement de l’espèce mère dont elles tendent à se détacher ? Les individus offrant quelques vestiges de ce phénomène seraient toujours, aux yeux des classificateurs, ou une espèce distincte qu’ils rangeraient à part, ou une simple variété d’une espèce déjà connue. Pour agir autrement, il faudrait avoir sous les yeux et au complet tous les termes d’une longue série de variations individuelles. Mais c’est là justement ce que la paléontologie n’obtiendra jamais, et nous serons toujours amenés à admettre, par hypothèse, les nuances intermédiaires servant à rejoindre deux termes spécifiques séparés par un faible intervalle, de même que, bien souvent, la distinction entre deux espèces voisines se trouve purement conventionnelle, tellement les caractères différentiels énumérés par les naturalises se réduisent à peu de chose.

Mais Heer, préoccupé de cette idée que l’espèce a dans l’ordre naturel une existence objective, qu’elle ne change pas sous nos yeux et que certaines espèces ont montré au contraire une remarquable fixité à travers deux ou plusieurs périodes successives (ce que personne ne conteste), n’est pas disposé à admettre qu’à côté de races très fixes il y en ait aussi de variables et de plastiques. Il repousse énergiquement le système de Darwin, et pourtant, pressé par la réalité, il en propose un autre bien moins vraisemblable puisqu’il ne repose ni sur l’expérience des faits actuels ni sur l’observation du passé.

Heer suppose qu’à des époques indéterminées, les espèces auront changé, mais dans un temps relativement court, pour demeurer ensuite immuables jusqu’au moment où une crise semblable aurait entraîné une nouvelle « refonte des espèces, » Il est vrai que l’auteur lui-même ne saurait ni assigner le nombre ni définir le caractère de phénomènes aussi étranges, dont rien de ce qui nous est connu n’autorise à soupçonner l’existence. Heer retire de son hypothèse, qui n’est au fond que du darwinisme mitigé, l’avantage considérable à ses yeux de pouvoir nier la transformation insensible et constante des espèces ; mais c’est là justement un point