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Sixte Quint, parlant à Ferdinand de Médicis, lui avait dit un jour : « Quand mourra votre belle-sœur la grande-duchesse, attendez-vous à bien des bavardages. » C’était pour combattre cette prophétie d’un esprit sage que le cardinal avait ordonné l’autopsie, et nous voyons qu’il y perdit sa peine. Il eut beau faire, le bruit n’en courut pas moins qu’il avait empoisonné son frère et Bianca. Je ne sais, mais cette légende doit s’être formée à Venise[1]. Dès que la nouvelle fut connue, il n’y eut dans la ville de Saint-Marc qu’une voix : « Notre fille est morte empoisonnée et par la main du cardinal. » Les argumens sautaient aux yeux : n’était-ce pas la première fois que le couple grand-ducal et lui se rencontraient après la brouille ? On prend l’occasion comme on la trouve, il l’avait saisie aux cheveux dans une partie de campagne à Poggio-Cajano ; c’était un maître. Au sénat, régnait le plus profond mystère ; on faisait défense à la famille de porter le deuil de Bianca ; énigmes sur énigmes ; le sénat avait-il ses raisons ? voulait-on par là étouffer le souvenir d’une princesse qui, somme toute, s’était montrée médiocrement reconnaissante envers la mère patrie, ou plutôt ne craignait-on pas, en prêtant l’oreille à la rumeur publique, d’offenser le nouveau grand-duc dont Venise recherchait déjà l’amitié[2] ? Quoi qu’il en soit, des bruits d’empoisonnement se répandirent aussitôt en Italie et ces bruits n’ont ensuite jamais cessé. Seulement il y eut, comme il y a encore, deux courans, l’un incriminant le cardinal,

  1. Il semblerait en effet que ce soit le guignon historique de Bianca Capello ; qu’ils viennent de Venise ou de Florence, les documens sont presque toujours défavorables ; les Vénitiens lui en veulent comme compatriote de n’avoir point assez travaillé pour Venise, et les Florentins l’exècrent comme Vénitienne. Voir la Storia del granducate di Toscana sotto il governo della casa Medici. Florence, 1581. L’auteur puise à même les archives, seulement il omet les faits à décharge et ne conserve guère que ceux qui peuvent nuire. On devra également n’user qu’avec réserve de l’écrit de Sanseverino : Storia della vita e tragica morte di Bianca Capello, 1776, élucubration historique où la fantaisie tient trop de place. On y voit pendant le banquet du couronnement, la Vénus de Médicis provoquer l’admiration des convives, ce qui forcerait à penser que la déesse avait quitté Rome et les jardins de la villa Médicis, qu’elle habitait alors, pour arpenter les grands chemins comme la Vénus d’Ille dans le conte fantastique de Mérimée.
  2. Deux ans après avoir été reconnu grand-duc, il quitta la pourpre cardinalice pour épouser Christine, fille de Charles III de Lorraine. D’un esprit ferme et délié, rompu aux intrigues de Rome et versé dans les secrets de toutes les cours de l’Europe, très autoritaire, comme nous disons aujourd’hui, il coupa court aux dernières franchises républicaines, et pour réduire la ville au silence sur les actes privés du souverain, pour en finir avec les conversations populaires dans les rues et dans les marchés, il employa le système à l’usage des bons tyrans. C’est à partir de ce temps que les marionnettes et les saltimbanques remplacèrent les prises d’armes, les harangues et les entretiens politiques en plein air, que le goût de la musique et des représentations théâtrales se propagea. Au dehors comme au dedans, il changea le tour des choses, ne détacha de l’Espagne pour se rapprocher de la France. Il est vrai que nous lui devons sa nièce Marie de Médicis, dommageable cadeau qui, pour compensation à tant de maux qu’il nous apportait, nous aura valu un beau vers de Malherbe :
    Viens-y tel que tu fus quand aux monts de Savoie, Hymen en robe d’or te la vint amener.