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Rapporter ces deux fables, c’est les réfuter.

Nous connaissons Bianca ; est-il un seul instant admissible qu’une personne de son habileté dans le calcul, une ouvrière de son mérite, eût jamais conçu l’idée d’empoisonner son beau-frère à la table de son mari ? Et le cardinal, quel rôle joue-t-il dans cette anecdote ? Lui aussi, nous le connaissons ; un pareil homme, mis sur ses gardes, avertit son frère, s’empare du corps du délit, fait analyser, et quand il tient la preuve, s’en sert pour confondre la femme qu’il déteste et dissiper les dernières illusions du mari. Rien de cela, il laisse le mets empoisonné arriver sur la table et regarde, les bras croisés, le grand-duc y goûter la mort. Qui peut croire de pareilles choses sur le compte d’un Ferdinand de Médicis a des facultés d’inglutition très peu communes. Non moins extraordinaire est la seconde des deux versions, qui nous montre don Ferdinand opérant lui-même. Je ne hais point les anecdotes dans l’histoire, bien au contraire, j’en fais mon régal, mais encore faut-il qu’un récit se rapporte au caractère du personnage qu’on étudie, aux circonstances au milieu desquelles cette figure vous apparaît ; or, ce n’est point ici le cas. Ferdinand de Médicis, tel que l’histoire nous le présente, a droit à plus d’égards.

Comme cardinal, sa vie nous offre un ensemble d’autorité, de grandeur même, et, comme souverain, il fut certainement le meilleur prince dont sa maison ait à s’enorgueillir[1]. Irons-nous maintenant admettre que cet homme, d’une politique modérée, d’une ambition toujours proportionnée, ait soudain les appétits féroces d’un Macbeth ? et, par impossible, les eût-il, sa tactique lui conseillerait encore de s’y prendre autrement ; tuer son frère et sa belle-sœur n’est point chose si simple, même pour un Médicis de ce temps-là. Ces sortes de guet-apens réclament généralement l’ombre et le silence, et c’est mal choisir l’heure et le lieu que de les exécuter dans un banquet où siègent l’archevêque de Florence, le comte Bentivoglio et sa femme, propre fille de Bianca Capello, et tout un personnel de cour à la dévotion du grand-duc. Eh quoi ! devant cette scène de meurtre, en présence de ce bourreau désignant les deux victimes à ses gardes et leur criant : « Achevez-les ! » pas un de ces convives n’aurait bougé de sa place ! Mais il faudrait alors supposer que le cardinal avait acheté tout le monde.

  1. Sur ce fait d’empoisonnement, Muratori ne se prononce pas, il s’en tire par un lieu-commun de morale politique : Ma quanto è facile al popolo il voler intrare né segreti labirinti de principi, altrettanto facile è in casi tali l’ingannarsi. Molin est plus explicite, ses mémoires sont pleins de traits concernant Bianca Capello ; on y apprend surtout à connaître l’opinion de ses concitoyens sur le décret l’instituant fille de la république. Arrivant à parler de sa mort, Molin se range du parti des accusateurs du cardinal, qui l’aurait empoisonnée, selon le bruit répandu alors dans Venise et qui depuis s’est propagé.