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présence de la fille de Bianca Capello et de son fils adoptif, don Antonio. Puis, les médecins ayant déclaré que la très haute et très puissante dame était morte d’une hydropisie, le cortège s’achemina tranquillement vers l’église de Saint-Laurent, où le même service qu’on avait deux jours auparavant célébré pour l’époux fut chanté pour l’épouse. Pendant ce temps, on allait consulter le nouveau grand-duc sur la manière dont le cadavre devrait être exposé. De quels insignes l’ornerait-on ? fallait-il mettre la couronne ? « Elle l’a portée assez longtemps, » répondit-il. Et, comme on l’interrogeait davantage : « Enterrez-la comme vous voudrez, pourvu que ce ne soit point parmi les nôtres, » ajouta brusquement le cardinal-prince.

Quelques jours plus tard, l’écusson de Bianca Capello était, par ordre souverain, enlevé des monumens publics et remplacé par celui de la grande-duchesse Jeanne d’Autriche. En outre, une enquête ouverte au sujet de don Antonio le ramenait purement et simplement à sa condition véritable d’enfant substitué. Pauvre capucin de baromètre dont le capuchon se relève ou s’abaisse au gré des variations atmosphériques, espérons que le temps lui redeviendra favorable ! Toutes les dispositions testamentaires de Bianca reçurent leur exécution ; la comtesse Bentivoglio héritant de 30,000 écus et des bijoux, une égale somme de 30,000 écus fut attribuée à don Antonio, ce fils putatif d’une mère et d’un père qui, leur vie durant et même après leur mort, ne devaient pas cesser de le combler comme pour se persuader qu’ils l’avaient fait.


IV

Cependant, des bruits étranges circulaient. Ces deux catastrophes simultanées, ce grand-duc, cette grande-duchesse disparaissant ainsi coup sur coup du théâtre de la vie, c’était de quoi mettre en éveil les imaginations. Les uns racontaient que Bianca ayant voulu, à table, dans un gâteau, empoisonner le cardinal, celui-ci, prévenu d’avance par ses gens, aurait prudemment refusé d’y toucher, sur quoi le grand-duc, ignorant que la tourte fût médicamentée, se serait écrié : « Supposeriez-vous par hasard que ma femme et moi nous ayons de mauvaises pensées ? Vous auriez tort, monseigneur, et je vous en donne ici la preuve en mangeant tout le premier de cette tourte. » Bianca, le voyant faire, l’aurait imité pour mourir avec son mari et se soustraire aux conséquences de son crime. D’autres imputaient au cardinal la tentative d’empoisonnement et voulaient qu’il eût poussé la scélératesse au point d’avoir apposté des gardes pour empêcher ses victimes d’être secourues.