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l’empoisonnement, la science inventorie et n’en découvre point la trace. Mais que vaut pour nous sa négation ? Qu’est-ce que prouve une autopsie en ces temps d’information rudimentaire où les réactifs sont inconnus, où les toxiques végétaux défient même les conjectures ?

Comme François prenait le lit, Bianca se sentait pareillement envahie, foudroyée ; si rapide fut le mal, qu’elle ne sut rien du sort de son mari. Le cardinal, déjà saisi du pouvoir et parlant en maître, avait ordonné qu’on tînt l’événement secret pour elle, et ce qu’elle en apprit lui vint par les rumeurs et la consternation ambiante du palais. À ses derniers momens, don Ferdinand la visita, l’exhorta, mais en la laissant toujours dans l’ignorance de la mort du grand-duc ; puis, après avoir reçu ses recommandations, ses adieux et l’ayant remise aux soins de l’archevêque et de la comtesse Bentivoglio, sa fille, il courut à Florence pour s’y faire acclamer par la garde et s’occuper des funérailles de son frère.

Le jour suivant, il recevait la nouvelle de la mort de la grande-duchesse, décédée à l’âge de quarante-cinq ans. Bianca n’avait survécu à son mari que l’espace de dix-neuf heures. Le corps du grand-duc fut enseveli dans le tombeau des Médicis ; moins d’honneur échut aux tristes restes de sa femme ; rien ne manqua d’ailleurs au cérémonial, ni le clergé, ni les gardes, ni le haut personnel de la cour ; il y eut des cierges et des psaumes, et des glas de cloches en quantité ; mais l’officiel seul apparut, et, dès le principe, on vit bien que cette mise au tombeau était une mise à l’écart. Le cardinal avait expressément réclamé l’autopsie[1] ; elle eut lieu en

  1. Carteggio segreto et confidenziale, 1586-1587. Cartegaio del Cardinal con la granda duchessa, contenant la correspondance entre don Ferdinand et Bianca pendant la brouille du grand-duc avec le cardinal. Voir, dans l’intéressante compilation de J.-P. Siebenkees (Gotha, 1789), le mémoire de Pietro Capelli sur la maladie du grand-duc et de la grande-duchesse, rapport accompagné d’une description non moins repoussante que détaillée sur l’état où se trouvaient les corps sérénissimes de leurs altesses, lors de l’autopsie opérée par le chirurgien de la cour, Gravina Petro Gallolti, étant présens, comme témoins d’office, les médecins Angelo Pietro Capelli et Giacomo Soldant. Je me contente de donner ici le procès-verbal concernant Bianca. Laissant la science d’aujourd’hui se prononcer sur la science d’autrefois, je détourne la tête avec dégoût et me dis : Tant de mensonges, de perfidies, de crimes et d’abominations pour aboutir a ce procès-verbal de la putréfaction ! Qu’est-ce que la parole d’un Bossuet comparée à l’éloquence de cette pathologie ? « Uxoris magni Etrusci serenissimæ cadaver post plures, quam super dictum sit, a morte horas hæc habuit : in abdomine, mesenterio vicinisque partibus omnibus, aderat pinguedinis immensa copia. Eo dissecto, evanescente flatu, tumor concidit intusque reperta sunt frustula lactucarum coctarum, quas paucas in fine cœnœ precedentis vesperæ assumpserat, et duo ovorum lutea quæ in exigua ultima citatione summo fere mane acceperat. Intestina flatu abundabant, innatabantque fere humori seroso circa existente. Lien dissectum manabat sanguine atro quidem qualis est in liene, sed sanguis hic consistentia erat fere purulenta. Jecur omnino male habuit, valde flaccidum et non bene coloratum erat, ita ut tum jecur quam aqua illa supradicta hydropem jam inchoatam significacent : dissecto thorace, pessima pulmonum constitutio apparuit, erant enim extrinsecus eo fere colore infecti qui in magno duce supra est dictus, etc. »