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prodiguait pas. Du fond de son vieux scepticisme, et connaissant comme il les connaissait les intérêts qui divisaient les deux frères, il souriait sournoisement à ce démon, à cette femme capable d’assouplir et de retourner des caractères partout réputés indomptables. Cette Bianca l’avait, à vrai dire, ensorcelé, « médusé ; » il voulait maintenant la voir de près, et résolut de faire cette année-là une visite au grand-duc. Son plan était de se rendre à Padoue pour remercier saint Antoine de l’avoir si efficacement assisté dans son expédition contre les bandits. Les divers princes dont il devait traverser les états se disputaient l’honneur de le recevoir à son passage ; mais, de toutes les invitations, il n’en avait accepté qu’une : celle du grand-duc. Bianca, triomphante d’orgueil, préparait déjà des magnificences à l’intention d’un pareil hôte, quand on apprit qu’il y avait contre-ordre ; cette illustre préférence témoignée à la maison de Toscane avait ému de jalousie les autres dynastes italiens et provoqué le mécontentement du roi d’Espagne. Dans la pensée de Sixte-Quint, ce voyage devait n’être que différé. Le fait est qu’il n’eut jamais lieu, par suite de la mort du grand-duc et de Bianca, survenue peu de temps après.

Objet de l’accueil le plus empressé, comblé d’affections et de prévenances, le cardinal de Médicis était de séjour à Florence pendant les premiers jours d’octobre, les anciennes discordes oubliées, l’entente cordiale à jamais fondée entre les chefs de la famille, François avouant ses torts, ses brusqueries, s’en excusant, reniant ses perfides conseillers, causes de tout mal, et jurant de se conduire à l’avenir en bon et loyal frère. Ainsi restaurés et dispos, on partait pour la villa de Poggio et les grandes chasses d’automne, Bianca toute à sa joie de festoyer le cardinal et la cour sonnant des fanfares. On s’amusait, on buvait, mangeait et dansait à cœur-liesse : divertissemens de jour et de nuit, passes d’armes, nobles seigneurs vêtus de soie et de velours, belles dames empanachées à travers bois et, le soir, ruisselantes de pierreries : tout ce que peut rêver aujourd’hui notre romantisme rétrospectif figurait là depuis une semaine dans le mouvement, le frémissement et le chatoiement de la réalité ; tous les portraits de Titien et de Véronèse, descendus de leurs cadres et dansant leurs pavanes, brandissant leurs lances en champ clos et s’escrimant galamment sur la viole d’amour. Le 10 octobre, il y avait eu le matin grande chevauchée pour courre un cerf, et nul parmi la joyeuse bande n’avait eu soupçon que le veneur macabre fût de la partie : il en était pourtant. Le grand-duc, rentrant de la chasse, tombe malade ; trois jours après, il était mort : mort de quoi ? fièvre ou poison ? Chi lo sà ? La renaissance est féconde en problèmes de ce genre ; aucun moyen d’enquête. Le public, prompt aux solutions tragiques, crie à