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d’autant plus de vigueur qu’en la poursuivant, il se vengeait lui-même d’un attentat commis jadis contre un membre de sa famille. Je veux parler de son neveu, l’époux de la belle Vittoria Accoramboni, ce Ffancesco Peretti que le duc de Bracciano faisait assassiner par des bravi à sa solde. Le futur pape ne s’appelait encore alors que le cardinal Montalto ; il se souvint et les représailles furent terribles ; à peine au Vatican, il tira le glaive : petits et grands, tous y passèrent.

L’aspect de Rome avait à ce moment quelque chose de désespéré. Les bandits campaient devant ses murs ; Sixte leva des troupes et refoula les malandrins jusque vers la frontière napolitaine. En même temps, les édits et les exécutions semaient l’épouvante dans la ville. Un comte Attilio Baschi avait assassiné son père, et quoique après quarante ans depuis le crime, le procès fut instruit et le comte décapité sur l’ordre du pape. A Bologne, Giovanni Pepoli, refusant de livrer un bandit réfugié dans son château, Sixte fit arrêter, puis étrangler le vieux baron. Un des chefs les plus redoutés de ces brigands, le prêtre Guerrino, s’intitulait roi de la Campagna ; on l’empoigne, on l’égorge, et sa tête, couronnée de carton doré, est exposée au bout d’une pique sur le pont Saint-Ange. Un jeune Transtévérin, presque un enfant, s’entend condamner à mort pour résistance à des sbires qui voulaient lui prendre son pauvre âne. Tout n’était que pitié dans cette affaire ; on vient au pape, on l’implore au nom de l’extrême jeunesse du malheureux : « Il n’a pas quinze ans, dites-vous ? répond Sixte-Quint, eh bien ! ajoutez-y quatre ou cinq ans que je lui donne et ne discutons plus. » Ironie atroce qui nous peint moins l’homme que son temps. Les femmes sont elles-mêmes des énergies ; considérez les meilleures de l’époque, humanistes, artistes, politiques, théologiennes, jurisconsultes, — viriles par ce sens qu’elles ont de pouvoir tout lire, Boccace, Rabelais impunément, et d’aborder sans effronterie les plus galans problèmes, et sans pédantisme la raison d’état.

Sixte-Quint recherchait la correspondance de Bianca Capello et s’y trouvait mieux renseigné qu’en lisant les dépêches de ses propres agens. Cette personne étrange l’attirait : tant d’observation pratique, de clairvoyance, d’autorité ; ce tact des affaires et du gouvernement, le confondait. Il s’expliquait ainsi sa prodigieuse fortune et, se l’expliquant, il l’admirait ; lui, parti de si bas et monté si haut, comment n’eut-il pas réfléchi sur une destinée comparable à la sienne en bien des points ? lui, ce vieil artisan d’intrigues, comment n’eût-il pas été séduit par les talens de cette femme ? Avoir des talens, chose rare, mais s’imposer au monde, forcer les peuples et les cours à vous reconnaître, à vous admettre, réussir, chose encore plus rare et que tout parvenu appréciera, fût-il pape !