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de la sagesse.. Retenu à Rome par ses fonctions près du saint-père, il lui fallait à Florence quelqu’un pour surveiller l’événement ; son frère don Pier se trouvait justement là de retour d’Espagne, il le prit et s’en fit un espion. Avec une personne comme Bianca Capello, les soupçons avaient toujours quelque apparence de raison ; mais don Pîer ne pouvait guère prolonger longtemps son séjour, le roi d’Espagne le rappelait et, de son côté, François, informé du complot, avait hâte d’écarter ce jeune frêne, décidément trop curieux. La situation de don Pier cessa bientôt d’être tenable. « Je vis céans dans un tel état de suspicion, écrit-il au cardinal, que le plus méchant coin de la terre comparé au palais du grand-duc me semblerait un paradis. » Bianca, lasse de se voir épiée jusque dans son alcôve, avait déclaré à son beau-frère que, si c’était seulement pour la surveiller qu’il différait son départ, il pouvait s’éloigner dès le lendemain, attendu « qu’elle n’était point grosse. » La lettre où don Pier raconte au cardinal cet incident vaut la peine d’être citée : « Le ministre Serguidi m’ayant prévenu au nom de son maître qu’il y avait à Gênes une galère en partance, je me suis à l’instant rendu chez le grand-duc, qui m’a dit que je devais saisir avec empressement cette occasion ; d’où je conclus qu’il avait assez de ma présence.. La grande-duchesse, que je vis ensuite, m’en dit autant et ne crut pas devoir me cacher le plaisir qu’elle éprouvait de cette favorable circonstance ; je la remerciai, mais en regrettant de ne pouvoir l’utiliser, ma consigne étant d’attendre ici jusqu’à ses couches, comme vous l’aviez expressément recommandé. A quoi elle me répondit et me jura sur sa parole de grande-duchesse de Toscans et de patricienne de Venise, qu’elle avait l’intime conviction de n’être pas grosse et que c’était là une erreur dont son mari s’obstinait à se bercer envers et contre tous ; bien plutôt pensait-elle avoir affaire à quelque maladie interne ; du reste, l’incertitude ne pourrait plus maintenant se prolonger au-delà de trois mois. Pendant qu’elle parlait, je la regardais attentivement et j’avoue que j’étais frappé de l’altération de son visage. »

François ne voulait, en effet, point en démordre. On connaît cet Anglais de nos jours qui, sous le coup d’une obsession bien autrement bizarre, s’imaginait être lui-même dans un état intéressant et, par crainte d’être pris au dépourvu, se faisait partout accompagner d’une sage-femme. Moins énorme d’absurdité, la chimère du duc François n’en était pas moins très plaisante et de plus fort incommode à ceux qui ne la partageaient pas. Le cardinal en fut pour une vraie disgrâce ; sommé de venir assister à des couches imaginaires, il refusa de quitter Rome, alléguant son incrédulité. Le grand-duc répliqua, très mécontent ; on échangea ainsi maintes épîtres plus désagréables les unes que les autres, puis