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Les diables dansent sur son lit, arrachent, et dispersent ses manuscrits ; une nuit, qu’il ne peut écrire à cause de l’obscurité profonde, un gros chat lui vient en aide, éclairant la cellule du flamboiement de ses yeux ; une autre fois, ce sont des voix célestes qui s’appellent et se répondent dans l’azur étoile. De loin en loin, cependant, ces troubles d’esprit se dissipent, la clarté renaît, et, avec la mémoire des jours heureux, le sentiment de l’abandon. Des deux amours, un seul a surnagé dans ce naufrage de tout son être, et, qui le croirait ? ce n’est pas l’idéal de celui-là plus un signe : donna Lucrezia, elle, se souvient encore, elle envoie des fleurs sympathiques, de beaux fruits cueillis de sa main ; mais l’autre, la platonicienne impeccable, avait-elle donc oublié tout, et la mémoire du cœur n’existerait-elle que chez la vraie femme, celle dont la métaphysique n’a point oblitéré les sens ? Métaphysique ou non, donna Leonora se tint dans une réserve impénétrable et demeura jusqu’à la fin indifférente aux misères de son poète. La subtilité féminine ayant fait son expérience, l’orgueil de race reprit le dessus, d’où je serais porté à conclure que, de ces deux princesses, la meilleure n’était pas celle que l’on pense ; mais l’histoire a de ces préférences qui ne se discutent point. N’essayez jamais ni de noircir les colombes sans tache, ni de blanchir les bêtes noires, vous y perdriez votre peine. Ainsi, tandis qu’à Florence tous les fléaux, taxes, disette et peste, seront mis. au compte de Bianca Capello, à Ferrare il n’y aura d’actions de grâces que pour donna Leonora d’Este ; que l’inondation du Pô, le tremblement de terre épargnent la ville, l’honneur et le miracle en reviendront à ses vertus, et Tasse peut mourir méconnu d’elle, dédaigné, elle n’en restera pas moins, à travers les âges, l’immortelle patronne de la Jérusalem délivrée.

Une ardente fièvre de réformation travaillait le siècle ; l’esprit de religion, disons mieux, de religiosité, convoquait ses conciles, le bel esprit soufflait ses orages dans les académies, et, d’un côté comme de l’autre, malheur aux hérésiarques ! Redevenu libre et sensé, Tasse eut des comptes à régler non pas avec l’inquisition, dont la peur l’avait rendu fou, mais avec l’Académie de la Crusca qui le citait à sa barre comme coupable d’erreurs philologiques et philosophiques. Il accourut à Florence, sur la recommandation du cardinal de Médicis, et sa première visite fut pour la grande-duchesse. Sans être une savante de la classe des Leonora et des Lucrezia, Bianca Capello avait la culture d’esprit qui distinguait les princesses de son temps, elle s’était en outre fort occupée des aventures du poète à Ferrare, et le double roman qu’il y avait vécu intéressait la noble dame autant et plus que toutes les fictions de son génie. Dirons-nous maintenant qu’une immense déception la