Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 64.djvu/148

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

appartemens de donna Lucrèce, alors séparée de son mari et retirée chez son frère, il se porte à des voies de fait contre un page et veut le frapper de son poignard sous les yeux de la princesse, le duc Alphonse était présent à cette scène et, du coup, donna l’ordre d’enfermer le furieux. Quelques heures plus tard, l’envoyé de Toscane à Ferrare, écrivant à son maître, lui rend compte en ces termes de l’événement : « Le seigneur Tasse vient d’avoir un accès de folie qu’on attribue à la crainte de se voir poursuivi comme hérétique : tout le monde ici le plaint, car on l’aimait à cause de sa valeur et de sa bonté. » Ame timorée et troublée où se combattaient des superstitions d’enfance puisées à l’école des jésuites et les doutes résultant de la lecture des philosophes de l’antiquité, Tasse avait, en effet, rapporté de son séjour à Rome un état pathologique peu rassurant ; il y était pendant le jubilé, visitant les églises, s’exaltant au spectacle des saints mystères, s’enivrant de musique et d’encens toute la journée et passant ensuite ses soirées à philosopher librement avec ses amis, les Sperone Speroni, les Flaminio de’ Nobili, les Angelio da Barga. On conçoit les perturbations atmosphériques que devait amener ce double courant dans un cerveau déjà surmené de travail et possédé d’ambitions et de passions mondaines. Ajoutons que le siècle était au paroxysme d’une violente recrudescence religieuse provoquée par l’invasion de la réforme. Quoi de moins étonnant que les oscillations barométriques en de tels bouleversemens, surtout lorsqu’il s’agit d’une conscience aussi naturellement déséquilibrée ? Tasse eut des scrupules, des terreurs, il recula devant son œuvre, se demandant si l’art des Arioste et des Raphaël ne détonnait point dans ce nouveau régime d’éternel solennel où Rome s’efforçait de pousser le monde. À Bologne, il était allé consulter le président du saint-office, lequel, après mûr examen, l’avait pleinement rassuré sur la question d’orthodoxie, mais l’idée fixe ne pardonnait pas : ce que l’inquisiteur de Bologne avait approuvé, un autre pouvait l’incriminer. À l’obsession du bûcher succéda celle de l’empoisonnement ; il se figura que le jeune échanson de donna Lucrezia était amoureux de la princesse et voulait le tuer par jalousie ; de là son premier accès.

Le meilleur moyen de se préserver des fous était alors, comme Aujourd’hui, la séquestration. Alphonse en usa d’autant plus volontiers qu’il avait sur le cœur les billets doux et le rubis de la cassette. Je doute, cependant, que Tasse ait jamais eu pour prison l’affreux in pace qu’à Ferarre on vous montre et que chanta Byron : The cave which is my lair. Ou, s’il vécut là, sans air et sans lumière, ce ne fut qu’un très court espace ; la vraie captivité du poète fut la seconde, celle de l’hôpital Sainte-Anne, où notre Montaigne le visita. Sombre période d’angoisses et de cauchemars qui dura sept ans !