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Jean Bullant ayant bâti le château d’Écouen, il est tout naturel de lui attribuer aussi l’autel qui en fut un des principaux ornemens. L’examen comparatif de cet autel et de ce château change en conviction cette présomption. On a d’ailleurs un moyen d’information plus proche et plus sûr encore peut-être. Maintenant que le hasard des temps a transporté à Chantilly ce précieux édicule, il suffit de sortir un instant de la chapelle et de regarder, tout à côté, le châtelet, également bâti par Bullant. La ressemblance que présente la délicate architecture de ces monumens est convaincante. C’est, de part et d’autre, le même style et le même caractère, la même mesure dans les proportions, le même choix judicieux des détails, les mêmes moulures délicatement rendues, le même calme dans les surfaces, la même fermeté dans les lignes et la même prédilection pour les droites… On ne connaît Bullant que par quelques-uns de ses ouvrages, et l’on ne sait presque rien de sa vie. Des lettres patentes, délivrées par Henri II, à Saint-Germain, le 25 octobre 1561, lui donnent le titre de a contrôleur des bâtimens du roy, » en remplacement de Pierre des Hostels. Nommé, le 7 janvier 1571, « architecte de la dame royne, mère du roy, au bastiment de son palais des Thuileries, » il devient le collaborateur de Philibert Delorme. Il élève, en 1572, sur l’emplacement des Filles pénitentes de la rue du Four, l’Hôtel de la Reine, le plus grand des palais parisiens après le Louvre[1], et meurt à Écouen le 10 octobre 1578… À quelle époque devint-il l’architecte d’Anne de Montmorency ? On dit communément qu’Écouen fut construit durant la disgrâce du connétable, de 1541 à 1547. Ce qu’il faut croire, c’est que les travaux furent alors poussés avec une grande activité ; mais ils avaient été commencés assez longtemps auparavant, car on trouve la date de 1542, et même celle de 1541, sur divers objets d’ornementation, tels que vitraux et carreaux de dallage. Cette vaste entreprise doit donc dater au moins de 1535. Et, comme il est invraisemblable qu’un Montmorency ait confié un pareil travail à un artiste qui n’aurait pas fait ses preuves déjà, il faut admettre que cet artiste avait alors de vingt-cinq à trente ans d’âge au moins, ce qui le ferait naître dans les dix premières années du siècle. On sait aussi que Jean Bullant avait séjourné en Italie avant de se signaler en France. Voilà donc le prototype de ces consciencieux architectes français, qui vinrent puiser aux sources vives de l’antiquité la force de renaître et de vivre. Rompu dès l’enfance à la discipline d’un art qui, ayant accompli son évolution, n’avait presque plus rien à dire, il se fit humble devant les maîtres étrangers pour devenir

  1. L’Hôtel de la Reyne devint plus tard l’Hôtel de Soissons. Il en subsiste encore, une colonne, adossée à la Halle aux blés.