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peintres, ou plutôt nul n’était mieux choisi pour le pervertir. Fanatique de Michel-Ange, dont il cherchait les grandes attitudes et dont il ne trouvait que les défauts, dédaignant la nature et n’ayant souci que des conventions académiques, le Rosso n’eut que du dédain pour notre peinture nationale en train de naître et travailla, durant neuf années, à tarir en elle les sources de la vie. Quand il mourut, comblé des faveurs royales, sa tâche était accomplie ; l’inspiration qui se cachait sous les tâtonnemens de nos peintres était étouffée. Le roi pouvait chanter victoire : il avait des peintres français qui singeaient à s’y méprendre les tristes modèles qu’il leur avait donnés. Le Primatice, qui vint ensuite s’installer, il faudrait dire régner à Fontainebleau, était un esprit plus modéré que le Rosso. Avec plus d’élégance et moins de pédanterie, il personnifiait cependant les mêmes banalités d’école. Contrefacteur de Jules Romain, avec lequel il avait travaillé à Mantoue, il faisait, de bien loin il est vrai, songer encore à Raphaël, mais il avait l’affectation plutôt que le sentiment de sa grâce, et, loin de ramener nos peintres à la simplicité, il continua de les en éloigner. Son omnipotence, qui dura près de trente ans (de 1541 à 1570), acheva de les perdre[1]. La France, en voulant mettre d’emblée sa peinture au niveau de la peinture italienne, avait manqué à la fois de jugement et de goût. Dans les premières années du XVIe siècle, nous pouvions encore chercher en Italie des maîtres ; plus tard nous ne le devions plus, car, passé 1520, la peinture italienne n’était plus qu’un art caduc et irrémédiablement condamné. Voilà ce que François Ier ne comprit pas. L’arbre dont il détourna la sève n’eut point de fleurs et ne porta point de fruits. L’Italie, qui avait eu besoin de deux siècles pour le développement complet de sa peinture, voulut imposer à la nôtre une maturité spontanée ; elle ne parvint qu’à l’associer à ses défaillances. Nos peintres passèrent sans transition de l’extrême naïveté à l’extrême raffinement. Frappés presque soudainement d’une sénilité précoce, leurs œuvres n’eurent ni les

  1. Primatice mort, nos peintres vont-ils au moins reprendre leur indépendance ? Nullement. Toussaint Dubreuil, qui prit la succession du maître italien, était depuis quarante ans sous la dépendance absolue des ultramontains. Rien en lui ne restait de français. La direction officielle imprimée à notre peinture continua donc d’être la même, ou plutôt elle devint plus mauvaise encore. Avec Dubreuil, les dernières lueurs du grand art disparurent. L’exagération resta la même, avec la raideur en plus. Ce fut une aggravation dans la voie du pire. Sous un régent d’une aussi médiocre surface, la grande peinture française au XVIe siècle acheva presque de mourir. Les guerres de religion, d’ailleurs, étaient en train de faire à nos peintres des conditions d’une exceptionnelle dureté. La France étant aux ligueurs, nos pauvres artistes allèrent chercher sous d’autres cieux un air moins vicié que le nôtre. Le courant de l’émigration avait porté, durant un demi siècle, les peintres italiens vers la France ; un courant en sens opposé poussa désormais nos peintres vers l’Italie. Ce qu’il en advint sort du cadre de cette étude.