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le monde sont plus vives qu’on ne pense, et tout ce qu’un auteur peut faire pour les imiter n’approchera jamais du feu et de la naïveté fine et subtile qu’ils y mettent. » On sait toutefois s’il en a fait approcher son style, ou plutôt comme il l’y a fait atteindre : à son tour, M. Meilhac y réussit. Cette Duchesse Martin est toute pleine d’esprit; mais un fâcheux même ne pourrait pas en dire ce que disait Diderot de l’inconstant, — de Collin d’Harleville, — et ce qui se répéterait à bon droit de tant de spirituelles comédies de nos jours : « C’est une pelure d’oignon brodée en paillettes d’or et d’argent. » L’esprit, ici, n’est pas fait de clinquant appliqué, tel qu’on pourrait le transporter ailleurs; il jaillit par étincelles, comme en dépit de l’écrivain, ou du moins à son insu, à mesure que le personnage frappe du pied la situation. Ces bons mots, suivant une définition célèbre, «surprennent autant ceux qui les disent que ceux qui les écoutent; » ils viennent dans la bouche des héros, malgré eux, presque malgré l’auteur, « comme tout ce qui est inspiré. » Une dernière analogie de la manière de M. Meilhac, telle qu’elle apparaît dans la Duchesse Martin, avec celle de Marivaux, c’est que la morale de cette comédie, sans hypocrisie ni pédantisme et sans parti-pris d’édification, est irréprochable : elle s’insinue par une bonhomie sincère, une délicatesse vraie ; elle a pour soutien une honnêteté toute simple, insoucieuse de l’argent, favorable à l’amour, et qui semble ainsi par un don de nature plutôt que par doctrine et par principe.

Voilà, j’imagine, assez de mérites pour compenser quelques torts : il se pourrait que le plaisir du public se fût décidé plus nettement et plus tôt si l’auteur l’avait admis quelque peu dans sa confidence, s’il avait éclairé sa lanterne à l’entrée de la duchesse, et laissé deviner plus vite ce qu’elle venait faire chez Jacques. Il aurait pu mettre un peu plus d’animation dans le monologue de son héros, retrancher l’épithète « d’immense » appliqué à l’amour, qui sent le factice et rappelle mal à propos les déclarations d’un Boisgommeux; enfin, se priver d’une fadeur comme celle-ci: « Depuis quand? — Depuis toujours! » Mais ces défauts et ces taches n’ont que peu d’importance. La véritable cause de cette première tiédeur du public est à l’honneur de l’ouvrage et lui profitera dans la suite : c’est la discrétion d’un art qui mène les personnages, par les voies subtiles de la nature, où ils doivent aller, sans que l’annonce de ce but soit seulement à moitié faite. Ce genre de délicatesse, joint à quelques autres, est justement ce qui nous plaît dans la pièce et la recommande aux amateurs. Il prend place, nous le répétons, après l’Épreuve. Aurions-nous, au cours de cette étude, trop souvent rappelé Marivaux? Autant que l’ami de Mme de Tencin, notre auteur peut haïr « les singes littéraires, » et ce n’est pas pour être le singe de personne, même de cet illustre modèle. Musset, dans