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trouvent que la Duchesse Martin « n’est rien, » c’est-à-dire, ainsi que l’explique Sosie à Cléanthis, « rien ou peu de chose? »

Nous en conviendrons volontiers, pourvu que l’on nous accorde que ce rien ou ce peu de chose est d’une telle qualité que M. Meilhac seul, à l’heure qu’il est, pouvait nous l’offrir. Ce rien ou ce peu de chose est exquis et paraît d’un Marivaux, — non point, entendez-vous, d’un imitateur, mais d’un émule, qui serait en 1884 ce que l’autre était en 1740, — avec autant de malice, autant de grâce, autant d’adresse à observer la société de son temps, avec plus de simplicité, plus de franchise dans le tour, je ne sais quoi de plus libre et plus dégagé. La Duchesse Martin, pour lui donner son vrai titre, est la Preuve, et, figure à peu près ce qu’est l’Epreuve dans le répertoire de l’autre Meilhac. La Duchesse Martin n’a pas été accueillie aussi froidement que le Legs; elle n’a pas obtenu pourtant le premier soir le succès qu’elle méritait. Elle a le loisir d’attendre, elle vaincra « dans la suite. » C’est, à notre avis, la plus délicieuse pièce en un acte qui ait paru depuis longtemps, comme la Visite de noces, dans un autre genre, est la plus forte.

Le sujet peut se dire en vingt lignes. Un jeune homme, le comte Jacques de Meuse, ruiné par la vie parisienne, s’est retiré à la campagne. Il s’éprend de la fille d’un voisin, le docteur Larivière; pourquoi? Hé ! mon Dieu! parce que Simonne, cette enfant de seize ans, s’est éprise de lui et que cet appel d’amour éveille un écho tout prêt dans son cœur. Il demande sa main ; le père refuse; il ne croit pas à ce grand amour, faute de preuve. une preuve, ou du moins une épreuve, elle se présente sous les traits de la duchesse d’Apremont, née Martin, la plus gentiment roturière petite duchesse qu’ait jamais chiffonnée un couturier de Paris, la plus fraîchement et richement veuve, et que le comte a naguère courtisée. Poussée par des amis, elle vient offrir à Jacques sa personne et sa fortune; un moment il est tenté, car il ne se guindé pas au-dessus de la moyenne des sentimens humains. Pourtant, sur le point d’accepter, il ne peut s’y résoudre : il aime Simonne plus qu’il ne pensait. La duchesse, qui tenait en réserve un rival préféré, se résigne de bonne grâce et dénonce au docteur cette preuve d’amour : Jacques épousera Simonne.

Voyez seulement la première scène, entre Jacques et le docteur, suspendue si délicatement vers le milieu par l’entrée de Simonne; je défie que la qualité du dialogue, si juste et si familier, ne vous rappelle pas l’entretien de Valentin avec l’oncle van Buck. Voyez ensuite la déclaration interrompue de Jacques à la duchesse. Après un duettino d’amour mondain, elle en vient à lui dire : « Il ne vous reste qu’à tomber à mes pieds et à me jurer que vous m’aimez toujours, que vous m’aimez plus que jamais. » Il se met à genoux, en effet; elle prend machinalement sur la table les roses que Simonne y a laissées, et continue : « Je ne me trompe pas, n’est-ce pas? Vous m’aimez? »