Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 63.djvu/914

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des poignards dont tous ces chevaliers étaient armés, qu’ils destinaient à percer le sein des patriotes, et dont ils n’ont pas fait usage pour eux-mêmes parce qu’ils connaissaient le venin que cette arme recelait. Il faut apprendre à toutes les nations qu’un animal en ayant été frappé, il a été vérifié que la blessure en était empoisonnée. » Et, sur ce beau trait, digue couronnement de la pièce, bien digne surtout de la magnanimité républicaine, l’enthousiasme de la convention devient du délire, le succès de l’orateur atteint son paroxysme.

Il y a loin de cette parade grossière à la gravité qu’on serait en droit d’attendre d’un rapport officiel, et je ne conseillerais pas à ceux qui pourraient encore être tentés par le sujet de suivre le récit de Tallien : il rappelle trop les carmagnoles de Barère. L’homme, d’ailleurs, fleure si mauvais pour peu qu’on le fouille! Il s’en dégage une si acre fumée de vice ! Quelle confiance avoir dans le sanguinaire proconsul de Bordeaux, devenu l’impitoyable réacteur de thermidor? L’histoire a parfois une singulière morale; entre deux hommes également haïssables, elle excuse ou même absout l’un, tandis qu’elle s’acharne à l’autre. Voici Robespierre et voici Tallien, par exemple : longtemps égaux dans le crime, il semble qu’ils auraient dû rester associés dans l’exécration de la postérité. Si Tallien s’arrêta le premier, c’est que ses poches étaient pleines. Pour lui, comme pour Danton, n’ayant jamais été qu’un instrument de fortune et de jouissances, la terreur devait cesser dès lors qu’il était repu. Quels trésors d’indulgence, pourtant, n’a-t-il pas trouvés? Pour relever ce vulgaire scélérat, il a suffi du caprice d’une jolie femme et d’une heure de courage qu’elle sut lui inspirer. Sans Thérèse Cabarrus, Tallien serait resté confondu dans la foule des thermidoriens. Avec et par elle il fut, pendant deux ans, l’homme le plus en vue de la révolution, et, de nos jours encore, il semble que le souvenir de cette belle personne le protège, qu’un reflet de sa grâce soit demeuré sur tant de laideur et nous la cache. Étrange et tyrannique puissance de la femme ! que de faux jugemens, que d’erreurs et d’injustices lui reviennent ! Otez la Cabarrus à Tallien; enlevez à Camille Desmoulins sa Lucile, à Roland sa prétentieuse moitié; donnez à Robespierre, au lieu de la petite Duplay, l’amour de quelque grande dame éprise de rhétorique sentimentale et peinte à demi nue par David, immédiatement tout change. Ni peut-être Robespierre n’eût été chargé de tant de crimes; ni, sûrement, Tallien n’eût rencontré chez ses juges tant de faiblesse ; ni Lamartine n’eût chanté Camille, ni le vertueux Roland n’eût jamais passé que pour un pauvre sire.

Quoi qu’il en soit, il est fort heureux que nous ayons, pour les opposer aux nombreuses versions royalistes, d’autres témoignages