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absolument difficile de trouver unies dans le monde la simplicité et la distinction. Si vous n’êtes pas un danseur… intéressé, il y a de nombreuses chances de s’ennuyer. Avez-vous remarqué l’air d’indifférence de tout ce grand monde ? C’est quelquefois glacial. Les danses sont silencieuses ; quelques groupes causent à voix basse ; on va, on vient, on entre, on sort, on disparaît. On se rencontre sans avoir l’air de se reconnaître ; à peine se touche-t-on la main. Tout ce monde semble préoccupé. Généralement on cherche une personne qui n’est pas au bal. Cela est constant. Chacun a une personne qui n’est pas venue, et on reste pour se donner une excuse. Quelle comédie que le monde des salons !

Quand il s’y trouve par hasard un personnage, on l’entoure ; on représente une petite cour, plaisir d’autant mieux ressenti que cela a un petit air de conspiration… autorisée, comme les loteries. C’est de cette manière qu’on soutient les gouvernemens qui savent attendre. C’est inoffensif et c’est un genre. On se croit dangereux !

Le seul monde où on se plaise complètement, c’est le monde des artistes, et je comprends sous ce nom cette société privilégiée où chacun n’est ni noble, ni bourgeois, ni magistrat, ni avocat, ni notaire, ni avoué, ni fonctionnaire, ni négociant, ni bureaucrate, ni rentier, mais n’est rien qu’artiste, et s’en contente. Être artiste ! c’est la seule ambition qui ferait désirer d’appartenir à la société européenne.

On me pardonnera cet engouement, car je ne vois pas pourquoi j’admirerais les études de notaire et d’avoué. Nous sommes plus de quatre cent millions d’habitans en Chine qui n’en usons pas, et les titres de propriété, les actes, les contrats, — en un mot tout ce qui intéresse les affaires, — n’en sont pas moins réguliers. Mon admiration pour la classe des artistes est sans réserve, car ce sont les seuls hommes qui se soient proposé un but élevé ; ils vivent pour penser, pour montrer à l’homme sa grandeur et son immatérialité. Tour à tour ils l’émeuvent et l’enthousiasment, et réveillent ses facultés endormies en créant pour lui des œuvres où resplendira une idée. L’art ennoblit tout, élève tout. Qu’importe le prix dont on paiera l’œuvre ? Est-ce le nombre des billets de banque qui excitera la passion de l’artiste, comme il enflamme le zèle d’un avocat ? Non. La seule chose qui échappe à la fascination de l’or, c’est l’art, quel que puisse être l’artiste. Il est essentiellement libre, et c’est pourquoi il est seul digne d’être estimé et honoré.

Le monde artistique comprend un grand nombre d’artistes de diverses classes et on y voit les mêmes distinctions sociales que dans les autres sociétés. Il y a les favoris de l’inspiration. L’art possède, même en France, cette patrie des artistes, son roi, si par