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notre époque, mais elle contient en elle-même le germe de la paix à venir. Le capital, en effet, souverain de notre siècle, a rendu la propriété infiniment plus mobile, plus divisible et plus circulante qu’elle ne l’était sous la forme immobilière. Le résultat du capital sera donc de répartir de plus en plus la propriété entre tous, d’en permettre à la fois, pour ainsi dire, la division entre les personnes et la réunion en associations : c’est un instrument d’analyse et de synthèse tout ensemble. Sans doute il a produit d’abord des accumulations d’argent analogues aux grandes propriétés territoriales; mais ces accumulations ne sont elles-mêmes que des associations de capitalistes, auxquelles pourront de plus en plus répondre les associations des travailleurs. De là deux camps en apparence irréconciliables, mais cependant composés d’hommes qui ne peuvent rien les uns sans les autres. Aussi arrivera-t-il un jour où les travailleurs eux-mêmes participeront de plus en plus au capital proportionnellement à leur travail. La solution idéale de l’antinomie économique serait la répartition la plus grande possible de la propriété et du capital parmi les travailleurs eux-mêmes. La propriété universalisée est le corollaire du suffrage universel, car l’être qui possède assez pour se suffire se possède seul lui-même et, en moyenne, est seul vraiment maître de son vote. Le pouvoir social que la propriété confère est semblable au faisceau du licteur : il est redoutable tant qu’il reste en une seule main, et, divisé entre tous, il donnerait une arme à tous. C’est là sans doute un idéal dont la complète réalisation est impossible, mais on peut s’en rapprocher progressivement. Pour nous, nous croyons que l’avenir est à la circulation rapide de tous les capitaux et à la facilité de tous les échanges, comme il est aux chemins de fer et aux télégraphes. Un privilège mobilisé et circulant sans cesse n’est plus vraiment un privilège, et le capital finira par communiquer sa mobilité à la terre même, qui cessera ainsi d’être un monopole[1].

  1. L’act Torrens, promulgué en 1858, dans l’Australie méridionale, est un grand progrès en ce sens : l’administration de l’enregistrement délivre aux propriétaires qui en font la demande un titre de propriété qui peut se transmettre d’un individu à l’autre par simple endossement : l’enregistrement remplace ainsi le notaire et se fait au prix du service rendu, non à titre d’impôt. Chez nous, au contraire, les droits de mutation sont énormes et l’état entrave la circulation de la propriété, qu’il devrait au contraire assurer. La transmission d’un immeuble entre vifs coûte 6 fr. 88 pour 100 de droits d’enregistrement, et 3 pour 100 d’acte chez le notaire; soit 10 pour 100. La propriété rurale, déduction faite des prix de la culture, ne rapporte en moyenne, d’après les statistiques du ministère des finances, que 2 fr. 89 pour 100. Conséquence: chaque mutation grève la propriété, en moyenne, d’une charge supérieure au revenu de trois années. La terre qui changerait de mains tous les trois ans et demi rapporterait zéro et deviendrait, pour ses possesseurs successifs, l’équivalent d’un jardin fruitier planté d’arbres morts. Il en résulte encore que les capitaux de circulation facile accaparent les gros bénéfices et la puissance aux dépens de cette terre qui n’est aujourd’hui ni assez immobile entre les mêmes mains, comme elle le fut dans le système primitif, ni assez mobile de main en main, comme elle le sera dans le régime à venir. Pour faciliter cette mobilisation, plusieurs économistes ont proposé, outre l’adoption de l’act Torrens comme procédé facultatif, la constitution de grands domaines qu’exploiteraient des sociétés par actions avec émission des titres dans le public: quiconque voudrait participer aux avantages de la propriété et de sa plus-value lente, mais certaine, n’aurait qu’à acheter une action de 500 francs.