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que pour la propriété rurale. C’est ce que M. Leroy-Beaulieu et M. Henri George ont très bien montré. En trente ans, dans la Seine, la valeur des terrains non bâtis a plus que décuplé[1]. Au centre des villes, on arrive à payer les terrains de 1,000 à 3,000 francs le mètre, c’est-à-dire trente mille fois la valeur d’une terre arable : « Qu’a fait le propriétaire du terrain, demande M. Leroy-Beaulieu, pour s’attribuer la totalité de cette valeur sociale (car c’est bien là une valeur sociale dans toute la force du mot, une valeur due à l’activité collective, à la prospérité collective)? Qu’a-t-il fait, le propriétaire de terrains, si ce n’est attendre et s’abstenir de bâtir[2]? » Consultez, dit M. Henri George[3], un homme pratique qui sache comment l’argent se gagne et dites-lui : «Voici une petite ville qui débute; dans dix ans, ce sera une grande cité; les chemins de fer

  1. Voir le Bulletin de statistique et de législation comparée, mai 1883.
  2. M. Leroy-Beaulieu ajoute, avec raison, que cette attente et cette abstention, bien loin de constituer un mérite comme l’épargne, sont uniquement des entraves au bien-être social. Pendant des dizaines d’années, le spéculateur de terrains, bien ou mal guidé par ses calculs ou son instinct, « a accaparé de vastes espaces et les a soustraits à la construction. » Il a empêché de pauvres gens d’y élever des huttes ou de modestes maisons. Il a forcé l’ouvrier, le petit bourgeois, à chercher un gîte dans des quartiers plus éloignés encore. Il les a privés des douceurs de la possession d’un jardin. Il a apporté des obstacles au peuplement continu de la ville. Voilà ce qu’a fait le propriétaire de terrains, car quel autre travail à signaler de sa part? Et c’est pour cette œuvre singulière qu’il obtient une rémunération énorme? Des fortunes colossales se sont faites de cette façon, en dormant, après un acte d’accaparement du sol dans la périphérie d’une grande ville, par la simple force d’inertie qui a soustrait pendant longtemps des terrains aux constructions et qui a maintenu des îlots nus au milieu d’une ville grandissante. A New-York, on a vu une famille, la famille Astor, gagner ainsi une fortune que l’on évalue à quelques centaines de millions de francs, uniquement parce que, New-York étant située dans une île, un ingénieux et prévoyant ancêtre des Astor actuels avait pris la précaution d’acheter presque tout le territoire mm bâti de l’Ile. « A Paris, de considérables fortunes ont été faites dans les mêmes conditions : l’accaparement suivi de l’abstention prolongée. » En Angleterre, la propriété du sol des districts nouveaux des grandes villes appartient souvent à quelque lord, et les constructions doivent lui faire retour en même temps que le sol dans un certain nombre d’années. On a vu chez nos voisins, dans le mois de janvier 1880, le singulier spectacle d’une ville de plus de dix mille âme, aux environs de Rochdale, vendue à l’encan et adjugée à un simple particulier. (Voir M. Leroy-Beaulieu, p. 185, 190.) Le marquis de Westminster doit la meilleure partie de son immense fortune à des terrains donnés à bail par ses ancêtres à l’état de terrains vagues, et qui lui sont revenus avec un quartier de Londres bâti dessus.
  3. M. George, de San Francisco, où il a vécu trente ans, est venu donner à Londres des conférences pour soutenir sa théorie. On a publié en Angleterre une édition populaire de son livre, qui se distribue par milliers d’exemplaires. Ce livre a produit une impression si grande que l’auteur a été appelé à exposer ses idées devant un conclave de ministres de l’église établie : des pasteurs et des professeurs d’université ont donné des conférences et organisé des meetings pour répandre ses idées. On a remarqué avec raison que la plus vive attaque contre le régime actuel de la propriété nous est venue précisément de ce Far-West américain où les économistes invitaient ironiquement les communistes à prendre possession des terres non appropriées.