Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 63.djvu/773

Cette page a été validée par deux contributeurs.

premiers à nous apprendre que, depuis l’organisation de la société, chaque travailleur a des milliers de coopérateurs inconnus, les uns morts, les autres vivans ? Celui qui a inventé la charrue laboure encore, invisible, à côté du laboureur. Gutenberg imprime encore tous les livres que lit le monde entier. L’idée survit, dans le milieu social, à l’intelligence qui l’a créée, comme le son d’une voix assez puissante pour se propager encore à l’infini après que la voix s’est tue. Qu’avons-nous donc qui nous appartienne absolument en propre et en entier, au point de vue rigoureux de la science pure ? Bien peu de chose. Considérons, en premier lieu, notre existence matérielle. La biologie et la sociologie nous l’apprennent : nous n’existons que par d’autres, que par la famille, petite société qui elle-même s’est développée dans la grande, après avoir contribué à la former. La société est un véritable organisme dont nous sommes les cellules vivantes. En second lieu, la psychologie nous le montre, nous n’existons intellectuellement que par la société : la pensée est un langage, et le langage est la société même agissant sur nous, formant l’individu à son image, pour elle en même temps que pour lui. Chaque mot d’une langue, signe d’une idée, est la propriété collective de la race entière, transmise de génération en génération comme une pièce d’or dont les siècles n’ont pu effacer l’effigie. Les œuvres mêmes du génie individuel sont en même temps celles de la race ; la fleur ne pourrait éclore sans la sève de l’arbre, que les racines puisent humblement dans le sol. « Le plus grand génie, a dit Goethe, ne fait rien de bon s’il ne vit que sur son propre fonds. Chacun de mes écrits m’a été suggéré par des milliers de personnes, des milliers d’objets différens : le savant, l’ignorant, le sage et le fort, l’enfant et le vieillard ont collaboré à mon œuvre. Mon travail ne fait que combiner des élémens multiples qui tous sont tirés de la réalité : c’est cet ensemble qui porte le nom de Goethe. » Aussi a-t-on toujours refusé de regarder comme purement individuelle et absolue la propriété scientifique, artistique, littéraire, industrielle : on considère qu’elle renferme un apport social dont la société ne peut entièrement se désister. En troisième lieu, la science morale nous le démontre à son tour, nous n’existons moralement que par la société : les lois et les mœurs sont les conditions d’existence de la société même. Tout moraliste, en tant que tel, ne saurait être exclusivement individualiste : ne demande-t-il pas à l’individu l’abnégation, le désintéressement, au besoin le sacrifice en faveur de la société universelle; bref, ce que les plus récens moralistes anglais appellent la « piété sociale ? » Ne commande-t-il pas à l’individu d’agir en vue du tout et non en vue de soi-même ? L’oubli de soi est une sorte de communauté morale. En même temps, la science positive des